Luc 22 - Gethsémani (2)
Luc 22 - Gethsémani (2)
« Puis il s’écarta d’eux d’environ un jet de pierre, se mit à genoux et pria. »
Luc 22.41
Les pages de l’Évangile nous disent que la solitude dans laquelle s’enfonce le Christ s’approfondit d’heure en heure.
Il avait quitté l’enceinte de la ville, gagné de nuit la montagne des Oliviers, s’était arrêté aux flancs de celle-ci, peut-être au pied de la colline, tout près de la vallée de Cédron.
Onze disciples l’accompagnaient. Une fois parvenu au jardin, il laissera derrière lui huit d’entre eux pour se faire accompagner par les trois les plus intimes. Ceux-ci en particulier auraient dû, s’ils avaient pu, scruter plus intensément son agonie. Étaient-ils mieux placés pour pénétrer dans l’énigme de son infernal tourment? Quoi qu’il en soit, eux aussi resteront en arrière. Entre eux et Jésus, une distance courte, d’environ un jet de pierre, c’est-à-dire à peine une vingtaine de mètres, sera établie. En lisant l’Évangile, on comprend que Jésus s’isole même de ses plus proches, même si la distance qui le sépare d’eux est minime. Il s’éloigne calmement, mais résolument sous la pression inéluctable d’une nécessité qui dépasse toute contingence humaine. Gardons-nous cependant de nous imaginer que cette nécessité lui fut imposée contre son gré par une force étrangère à sa volonté.
La distance maintenue est personnellement voulue de lui. Pour quelle raison? Ne balayons pas d’un revers de main ces détails en les tenant pour une simple banalité. En effet, pourquoi tant insister sur cette distance que parcourt un jet de pierre? Parce que c’est intentionnellement qu’il laisse ces trois hommes derrière lui, qu’il garde une distance suffisante qui l’isole d’eux en même temps qu’elle leur permet d’entendre ses grands cris angoissés afin qu’ils puissent compatir dans sa mortelle angoisse. Pierre, Jacques et Jean s’endormiront, sans se rendre compte qu’ils s’étendent au bord d’un précipice. Cela ne signifie pas que les huit autres laissés en arrière aient, eux, succombé au sommeil. En lisant la lettre aux Hébreux dans le Nouveau Testament, nous apprenons que le Christ s’était offert avec de grands cris et que le tourment innommable de son âme laissait échapper des plaintes déchirantes (Hé 5.7). Même faiblement, au milieu de leur sommeil, les disciples ont pu entendre quelques-uns de ces cris.
En avançant dans le lieu très saint de la passion, le Christ ne se retire pas totalement derrière une cloison épaisse et ne s’enveloppe pas d’un mystère qui le cacherait à tout regard humain. Au contraire, ceux qui durant plus de trois ans l’avaient accompagné, partageant l’épreuve de l’oppression, subissant à sa suite l’hostilité manifestée par ses adversaires et souvent eux-mêmes rejetés, se trouvent ici toujours à proximité. Le Fils de l’homme ne se cache pas à la vue de ses amis humains, le Médiateur ne se dissimule pas au regard de ceux qui bientôt seront consacrés ses témoins et désignés comme ses hérauts. Son âme humaine ressent un tel besoin de présence! Il cherche à la fortifier en Dieu, mais en compagnie de ceux qui pouvaient et devaient lui témoigner de l’amitié. Il est le Médiateur. S’il les veut près de lui, c’est pour mieux prier en leur faveur; il œuvre leur salut.
En vue de cette œuvre médiatrice, ce comportement de Jésus en ce point de la passion prend pour nous un sens nouveau. Le Christ ne se retire pas dans un total isolement dans lequel aucun œil ne le verrait ni aucune oreille n’entendrait ses plaintes douloureuses. Le Christ a pénétré le lieu très saint et, en un sens, un mystère indéchiffrable planera sur lui.
Dois-je insister? Ne tenons pas ces quelques détails du récit de la passion comme s’ils fussent du domaine de l’insignifiance et de la trivialité. Ils font partie de l’Évangile de notre salut. Eux aussi, à leur manière, apportent leur contribution à l’édification de ce Temple nouveau, élevé sur le sol exclusif où se déroule la passion du Christ, sans lequel nul ne peut prétendre s’approcher de Dieu et l’adorer en Esprit et en vérité. Même si le mystère n’est pas transparent à l’intelligence humaine, les plus intègres des croyants ne pourront appréhender Dieu dans sa totalité, quoiqu’il se tient à une distance d’environ un jet de pierre. Les mystiques qui au cours des siècles prétendirent le saisir, voire s’identifier à lui, en être absorbés ou même l’absorber, ne savaient de quel dieu ils divaguaient. Or, le propre de toute chair humaine consiste en ceci que, tout en s’approchant de Dieu, elle ne saura se l’approprier; jamais ce qui est fini n’appréhendera ce qui est infiniment infini!
Laissons donc les mystiques, même chrétiens, se livrer à leurs vaticinations. Entre le Très Haut et nous-mêmes, il persiste une distance infranchissable. Notre regard souillé ne pénétrera pas son essence, ne le fixera pas sans encourir la mort. Une distance, comme au jardin des Oliviers, nous en sépare. Oui, l’espace est large entre notre finitude et son infinitude éternelle, plus grand encore que celui entre notre terre et les cieux immenses qui la surplombent.
Pourtant, dans sa grâce, Dieu prit l’initiative de nous montrer son visage, de s’approcher de nous, d’écourter quelque peu la distance afin de s’offrir à nous. Tel est son pouvoir, telle est surtout sa bonté incommensurable. Selon l’essence de ce qui se déroule à Gethsémani, la distance qui nous sépare de lui est à peine deux dizaines de mètres. N’est-ce pas absurde? me direz-vous. Oui, certes, puisqu’il s’agit de mesurer l’infini de sa personne. Or, nous venons de l’apprendre, même ses plus intimes n’ont pas été des mystiques pour saisir Dieu et, si possible, s’en servir.
Le monde hostile qui, à cette heure-ci, crache des flammes dévoreuses appartient à un ordre tel que les disciples peuvent s’y endormir, tandis que des choses inouïes se produisent alentour d’eux. Mais, dans la mesure où ils parviennent à rester éveillés, ils ne peuvent que demeurer abasourdis, s’étonner, prêter l’oreille de commisération à des cris douloureux s’échappant du cœur de leur Maître. C’est ce paradoxe que je tiens toujours à souligner; Jésus se retire d’eux pour que le mystère de la passion ne soit pas entièrement élucidé. Il ne le sera sans doute jamais. Il se retire d’eux, car il sait que la tourmente se précipite, mais lui seul lèvera la tête, la subira, attendra ce à quoi Dieu l’a destiné.
Approchons-nous du Christ, dans la mesure où le jet de pierre nous le permet. Regardons-le effectuer dès cette heure-ci sa descente en enfer, lui qui est venu des hauteurs des cieux se précipiter dans la profondeur de l’abîme. Lui qui demeurait dans les lumières inaccessibles du ciel se laisse envelopper et étouffer par des ténèbres vomies de l’enfer. Lui, en qui « habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Col 2.9) et « en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2.3), y renonce pour périr dans un dénuement hideux, rendu méprisable à la vue d’hommes renégats.
Un mystère plane ici, à Gethsémani, qui est plus étonnant que celui du patriarche Jacob la nuit de Béthel. Jacob voyait une échelle dressée contre le ciel sur laquelle montaient et descendaient des anges; mais ce n’était qu’en rêve! Jésus se trouve au pied d’une échelle qui ne s’arrête pas sur le sol terrestre; elle descend encore jusque dans les profondeurs abyssales où aucun œil humain n’a pu jamais jeter un regard. Il n’y a pas que d’anges paisibles et rassurants qui la montent, mais encore une horde de démons en furie qui s’agitent, prêts à l’anéantir. Jésus n’est pas en rêve, il subit une réalité oppressive et sanglante.
Voyez-vous, au moment où le christianisme prenait naissance, il y a deux mille ans, il existait par le vaste monde contemporain de nombreux prédicateurs d’origine païenne ou semi-païenne. Tous annonçaient des sauveurs capables, des libérateurs puissants, des messies supérieurs à d’autres messies encore. Ils avaient deux points en commun :
Ces sauveurs n’étaient nullement des vers de terre, mais des hommes vaillants, des héros, des fils et des demi-fils de dieux. Doués de sagesse céleste, leur apparence forçait l’admiration, leur présence comblait ceux qui étaient épris de beauté et d’élégance. Surhommes puissants, ils n’avaient pas besoin de prendre part à la chair ni éprouver ses faiblesses. Ils sont différents de Jésus en chair et en os, face contre terre à Gethsémani, si fragile et vulnérable, sur le point de défaillir. Ce Messie-là ne pénétrera le ciel qu’en versant son sang.
Deuxièmement, ils se cachent derrière un épais rideau. Leurs hérauts parleront un langage allégorique, mystique, ésotérique, incompréhensible au commun des mortels. Ils déambulent en proposant des mythes au sujet des surhommes légendaires. Leur secret ne souffre pas de communion avec les hommes, la compagnie des mortels leur répugne. On ne peut les toucher des mains, les regarder des yeux, les entendre par l’oreille, au contraire de Jésus-Christ, dont saint Jean écrit dans sa première lettre que nos mains l’ont touché, nos yeux l’ont vu, nos oreilles l’ont entendu. Jamais le cœur de ces personnages légendaires n’a été mis à découvert. Combien différents ils sont de notre Jésus qui un jour arrachera de la bouche de son disciple Thomas l’admirable confession « mon Seigneur et mon Dieu », en lui permettant de toucher les plaies reçues sur la croix (Jn 20.28).
Le Christ avait prédit la présence et la multiplicité de faux messies. Ils peupleront le désert où bien se rendront dans des chambres closes. Ils ne détiennent cependant aucun mystère. Ils ne descendent pas des hauteurs divines, des lieux vraiment inaccessibles à l’homme pécheur. Ils n’agissent pas selon un dessein éternel, celui du Très Haut. Dépourvus de mystère intérieur et de véritable contenu, ils ne cherchent que ce qui est apparent, ne pourchassent que le succès au détriment d’une crédulité abusée d’hommes égarés.
À Gethsémani, l’homme des douleurs, le véritable Messie, se prouve comme tel à l’aide des détails que nous venons de recenser. Il ne se réfugie pas dans le désert pour y vivre par miracle. Il n’exige pas qu’une manne céleste subvienne à sa subsistance. Au contraire, il achètera du pain ordinaire pétri par des mains ordinaires de femme; il assumera une humanité totale jusqu’à la fin, dans ses moindres détails. Il est notre Messie, celui de son peuple élu, de l’Église chrétienne. Il n’a pas eu honte de se montrer dans une faiblesse extrême. Il ne s’est pas présenté tel un héros qui force l’admiration, comme un demi-dieu s’imposant à notre maladif esprit d’aveuglement. Il subit le tourment, il implora la présence d’amis, il demanda leur assistance, il fit connaître sa soif d’affection, lui qui sera exposé à la fureur impitoyable d’hommes iniques.
Nous le voyons tel, depuis la distance d’environ un jet de pierre; pour notre salut. Cette distance qui nous sépare de Dieu rétablit néanmoins la nouvelle communion avec lui, distance qui véhicule la révélation et qui simultanément est cause de la passion et de la mort de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, notre Sauveur. Telle est sa gloire.
Le faux messie se présentera toujours affublé de multiples masques. Voyez par exemple le Zarathoustra de Frédéric Nietzsche. Faux messie, s’il en fut un, parodie du Christ, anti-Christ même, créateur d’une morale par-delà le bien et le mal, auteur d’une philosophie de l’absurde et du néant; il se retire sur la montagne. Il ne croit pas qu’on puisse devenir messie et vivre en la compagnie des humains. Il méprise le peuple, jette un regard hautain sur ces pêcheurs de la Galilée, ne souffre pas la proximité des créatures soumises, simples, dociles qui acceptant la volonté révélée d’un Dieu.
Le Christ, quant à lui, accepte de subir le mépris, il se laisse railler. Et si une vingtaine de mètres nous en séparent, nous aussi, tombés dans un profond sommeil et inconscients, sachons qu’elle se trouve aux portes mêmes de l’éternité. Le Messie de la passion a comblé cette distance-là pour nous. Il s’y est tenu comme le pont que nous pourrons enjamber pour aller vers le Dieu de l’univers. Il a été notre Médiateur, qui a noué le lien entre le temps et l’éternité. La terre et le ciel se sont épousés en lui au prix de sa passion. Ce jet de pierre nous a révélé ce qu’est véritablement l’éloignement et la proximité de Dieu. Pour ceux qui, par la foi, aiment Jésus-Christ, la distance est franchie, sans mysticisme exalté, car désormais nous sommes assurés que nous sommes unis à lui, par la foi, dans cette union authentiquement mystique, et ce, pour le temps et pour l’éternité.