Matthieu 6 - Donne-nous notre pain quotidien (2)
Matthieu 6 - Donne-nous notre pain quotidien (2)
« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. »
Matthieu 6.11
Rappelons-nous à présent la forme plurielle de notre quatrième requête. Elle suppose et implique l’amour fraternel. Privés de cet amour, nous n’avons pas le droit de prier Dieu. Nous ne saurions manger avec un cœur reconnaissant en ignorant ou en laissant de côté notre prochain lorsque celui-ci se trouve dans le dénuement extrême. Si nous avons reçu suffisamment de pain pour aujourd’hui, c’est en vue de le partager avec les plus démunis et, en priorité, avec nos frères dans la foi, mais aussi avec des non-croyants. Saint Jean écrit dans sa première lettre :
« À ceci nous avons connu l’amour, c’est qu’il a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères. Si quelqu’un possède des biens de ce monde et qu’il voit son frère dans le besoin et qu’il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui? Petits enfants, n’aimons pas en paroles ni avec la langue, mais en action et en vérité » (1 Jn 3.16-18).
L’une des toutes premières implications de cette demande du Notre Père semble être la reconnaissance du croyant de la souveraineté de Dieu sur toutes les sphères de la vie et la confession de sa providence, qui permet au monde de survivre en dépit de tout. Ici, plus encore qu’ailleurs, le chrétien tourne les yeux vers le Père céleste et l’implore pour le pain, la portion du pain nécessaire pour la journée. Il reconnaît en lui le Maître de l’univers et sait que sa vie dépend entièrement de Dieu, son Père. Quel que soit le moyen par lequel nous obtenons notre pain, nous déclarons que Dieu en est le donateur ultime. Une telle reconnaissance bannit toute vanité au sujet de notre propre ingéniosité ou savoir-faire pour nous procurer les ressources nécessaires à notre subsistance. Cette demande n’est pas réservée exclusivement aux nécessiteux. Les croyants de condition aisée auraient tort de s’imaginer qu’ils pourraient se dispenser de demander à Dieu leur pain quotidien. Pauvres comme riches doivent apprendre que, dans leurs situations respectives, leur subsistance est assurée uniquement par Dieu. Notre nourriture ne nous appartient pas en propre. Elle est le don du Père. Aussi elle est une autre forme de bénédiction que nous recevons de ses mains et, en mangeant le pain terrestre, nous nous rappelons que nous vivons aussi et surtout de toute Parole qui sort de la bouche du Seigneur.
L’intention de cette requête est de nous faire reconnaître que c’est Dieu qui prépare la nourriture et la boisson pour le corps, le vêtement et le logement. Dieu fait jaillir les sources; il prend soin du bétail; il donne la vie aux oiseaux du ciel, aux poissons des océans; il fait germer l’herbe. En méditant sur le magnifique Psaume 104, on se trouve bien éloigné d’un certain romantisme pastoral et superficiel. Notre chant à nous, comme celui du psalmiste, ne devrait être que louange. Dieu veille sur les saisons, les modes de croissance, les semailles et les moissons…, et cela même en cette ère d’industrialisation colossale et en dépit des problèmes complexes que cela pose actuellement à l’écologie. Les prévisions inquiétantes de nos contemporains au sujet de l’insuffisance des ressources naturelles ne seront pas l’élément décisif de notre réflexion, en tous les cas pas pour celui qui a appris à prononcer avec foi et lucidité le Notre Père.
Écologistes, futurologues et autres spécialistes de l’environnement devraient, eux aussi, prêter attention à ce qu’affirme l’Écriture sur la providence divine. Ils seraient, et nous avec eux, à l’abri de l’angoisse qui ronge l’esprit de tant de nos contemporains.
Poursuivant la recherche de tout ce qu’implique la quatrième demande du Notre Père, nous découvrirons aussi ce qu’elle implique pour notre sanctification. En d’autres termes, si quelqu’un s’abandonnait dans la paresse, refusant de travailler pour gagner son pain quotidien et persistant, bien à tort, à formuler une telle demande, celle-ci ne saurait être prise au sérieux ni même entendue. De même, celui qui accumule richesse sur richesse, exploitant le faible et l’étranger, retenant le salaire de l’ouvrier, spéculant ou s’adonnant aux jeux de hasard ou encore qui boycotte le travail d’autrui par la violence, déclenche des grèves injustifiées et porte atteinte à la vie de l’ensemble des citoyens, celui-là n’a absolument aucun droit d’adresser à Dieu une telle demande. Car il a manifestement choisi son indépendance vis-à-vis de Dieu et non pas la sanctification de sa personne. Celui qui cherche à tout prix la possession de nombreux biens ou qui voit son prochain dans la disette sans en être ému ni le secourir ne peut comprendre la bienveillance de Dieu ni se placer en face de lui pour le prier.
Nous avons déjà souligné que notre requête doit exprimer un esprit de contentement, cette vertu biblique qui s’oppose à toute mentalité de convoitise. L’esprit et le cœur se trouvent ici en harmonie avec la volonté divine. Ils réalisent que Dieu décide du sort de chacun et qu’il fait concourir toutes choses au bien de notre vie. Dans cette prière où il ne faut pas réclamer le superflu, nous offrons les signes d’un cœur content et heureux de mener une vie simple, raisonnant ainsi : « Notre Père, s’il t’agrée de ne pas nous donner davantage pour aujourd’hui, nous serons heureux et contents. Nous avons une confiance totale en tes soins paternels. » Celui qui prie de la sorte ne sera jamais anxieux pour le lendemain et il pourra s’endormir le soir en toute tranquillité.
Si nous reconnaissons bien le sens de notre demande, nous serons mieux disposés à reconnaître que le Notre Père rappelle notre condition matérielle tout en nous élevant à un niveau supérieur. Il n’y a que le croyant qui peut la formuler, car le non-croyant ne se contente pas du « pain quotidien », mais veut posséder encore le monde tout entier… Comme nous l’avons déjà souligné, ceci est tout aussi vrai pour les riches que pour les pauvres. Les conflits sociaux témoignent de cette mentalité, d’une profonde et perverse convoitise. L’homme sans Dieu cherche l’abondance, mais il refuse la grâce, d’où la tristement célèbre devise : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. » Il n’a aucune espérance en dehors des perspectives terrestres; il ne sait pas que la bonté de Dieu vaut mieux que la vie; il ne connaît et ne sert que Mammon, le dieu de la puissance et de l’argent…
Très certainement, le méchant et l’incroyant mangent aussi du pain, et parfois avec une abondance que le chrétien pourrait envier! D’après les apparences, il pourrait nous sembler que parfois Dieu oublie les siens… Soyons sur nos gardes et n’émettons pas des jugements hâtifs. Très souvent, la richesse matérielle n’est que le signe du jugement et de la colère de Dieu qui abandonne celui qui identifie son sort avec la quantité de ses possessions matérielles. L’abondance de nos pays développés n’est certainement pas synonyme de prospérité morale, mais peut être fort bien la preuve du jugement céleste. Le disciple de Jésus-Christ, appelé à une vie renouvelée, vit comme crucifié au monde présent.
Ressuscité en Christ, il se place au service de Dieu. Aucune richesse n’est pour lui une fin en soi, mais le moyen de servir les desseins de Dieu durant toute sa vie. Celui qui a placé sa confiance dans les soins paternels du Dieu Créateur et Rédempteur vit déjà dans le Royaume. Il cherche « les choses d’en haut » (Col 3.1). Il sait que Dieu n’a pas honte d’être appelé son Dieu et qu’il a préparé une cité aux fondements inébranlables, éternels. Pour le moment, il vit souvent au milieu de la disette et parfois même de la mort. « Il mange le pain d’amertume », mais, en fixant son regard en avant, il aperçoit par la foi la gloire qui l’attend et il est plus heureux chaque jour de la portion de pain reçue.
Nos cœurs seraient-ils attachés outre mesure aux biens de ce monde? Ce monde qui passe, ainsi que sa convoitise? Peut-être il est temps pour nous autres chrétiens aussi de réapprendre à prier « donne-nous notre pain quotidien ».