La simplicité des paraboles
La simplicité des paraboles
L’enseignement de Jésus a revêtu des formes diverses, si vivantes et si frappantes qui saisissent l’imagination du lecteur et le jettent dans l’émerveillement. S’il n’a pas innové, car dans ses discours il se réfère à l’Ancien Testament, notamment au sommaire de la loi, au Lévitique et au Deutéronome, il y a cependant du nouveau dans son enseignement.
Parmi les formes les plus familières de ses discours, les plus prisées aussi, il y a les paraboles. Le mot vient du grec; étymologiquement, il signifie « placer à côté » et, par extension, « comparer » ou « illustrer ». Un théologien réformé donnait la définition suivante de la parabole : « histoire terrestre, avec une signification céleste ». Il s’agit de quelque chose, objet ou réalité, qui n’est pas clair en soi, mais le devient lorsqu’il ou elle est comparé à un autre objet ou une réalité qui l’est. La comparaison en éclaire le sens. De très nombreuses paraboles commencent par la phrase ou l’aphorisme bien connu : « le Royaume de Dieu est semblable à… un homme, une femme, un roi, un commerçant, etc. » Le Royaume est l’un des thèmes les plus fréquents et les plus complexes dans l’enseignement de Jésus1. Jésus n’a pas tenu à nous en donner une définition parfaite, mais il a raconté de brèves anecdotes pour révéler la nature de ce Royaume, au lieu de rédiger un article dans le genre de ceux d’un dictionnaire encyclopédique.
Comprendre les paraboles a posé de nombreuses questions aux lecteurs des Évangiles. Nous résumerons les positions de la théologie réformée de la façon suivante : Dans chaque parabole doit exister au moins un point de similitude entre l’histoire racontée et la vérité spirituelle illustrée. Jésus n’a jamais raconté une histoire sans qu’il y ait eu au moins une « pointe » de vérité spirituelle à illustrer. D’autre part, l’histoire et la vérité spirituelle ne sont jamais totalement identiques. La première tâche de l’interprète consiste à découvrir quelle est la vérité essentielle, le point que Jésus tenait à souligner. Certains y cherchent le maximum d’enseignements. Il y a là un réel danger. Celui qui accorde une autorité à ses propres idées plutôt qu’à l’enseignement de Jésus risque d’y placer ce que Jésus n’a jamais eu l’intention d’y inclure. Cette tentative séduira l’ignorant, mais elle violera le texte. D’autres, en revanche, iront à l’extrême opposé et ne verront dans chaque parabole qu’un seul point. Cette méthode est plus sûre, mais pas nécessairement plus juste que la méthode précédente.
Nous ferons également attention à ne pas tirer une inférence secondaire d’une parabole qui contredirait d’autres enseignements bibliques. À moins de trouver un appui dans d’autres textes bibliques, il ne faudra jamais accorder une autorité à un point secondaire d’une parabole. Prenons l’exemple du serviteur injuste (Lc 16). Jésus a cherché à faire comprendre que le serviteur infidèle a eu raison de se faire une provision pour son avenir menacé. Mais nous ne trouvons dans cette illustration aucune justification de la paresse de l’économe, de sa malhonnêteté ni de son orgueil et de sa convoitise.
Celle dans Marc 4.1 à propos du semeur (et ses parallèles de Mt 13.1 et Lc 8.4) contient nombre de vérités. Nous avons là un exemple de Jésus interprétant personnellement sa parabole. C’est presque une allégorie. La plupart des paraboles se trouvent entre les deux extrêmes et l’interprète doit chercher à découvrir la vérité centrale. Mais lorsqu’il y aura réussi, il peut se demander légitimement s’il n’existe pas d’autres points d’où il peut tirer des enseignements, en accord avec le message évangélique.
Reste encore une dernière question. Pour quelle raison Jésus a-t-il eu recours à ce mode d’enseignement? Les disciples furent les premiers à poser la question au Maître (Mt 13.10). Le Christ y donne une double réponse. L’un des buts est clair. Jésus tenait à rendre sa parole, sa vérité, claire et vivante. Il a raconté de courtes histoires que tout auditeur pouvait comprendre. La parabole du bon Samaritain est tellement plus persuasive et vivante qu’une longue dissertation philosophique sur la philanthropie, ou les devoirs de l’homme envers son prochain… La tendre affection d’un berger pour une brebis égarée, c’est tellement plus émouvant qu’un discours théologique sur la miséricorde divine! (Non pas qu’on puisse faire l’économie des discours ou des traités théologiques; il faut le faire à condition qu’ils rendent fidèlement l’esprit et la lettre des discours de Jésus).
Mais ces paraboles avaient encore, selon Jésus, un autre but. Elles étaient aussi destinées à cacher la vérité. Si elles révélaient des vérités profondes à « ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre », pour d’autres, aveugles et sourds à la Parole divine, elles n’étaient qu’historiettes poétiques ou intéressantes, sans plus. Tous les hommes n’acceptent donc pas la vérité révélée. C’est une dure déclaration que celle qui dit qu’une parabole a été conçue pour obscurcir, égarer, endurcir. Soyons reconnaissants de ce que Dieu a révélé l’essentiel. Mais ceci ne préjuge pas d’une supériorité quelconque par rapport à autrui. En dernier ressort, Dieu seul décide qui sera accepté ou refusé dans son Royaume.
Avant même d’aborder notre prochain paragraphe, signalons en passant les diverses « sources » d’où Jésus a puisé son inspiration. Nous rappelions les années obscures que Jésus avait passées dans une ville insignifiante de la Galilée; insignifiante pour les historiens de métier, mais pas pour celui qui était venu mener parmi les hommes, dans sa bourgade grouillant de monde, la vie de l’homme total. La plupart des images qu’il a utilisées sont empruntées à ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. L’atelier dans lequel il a travaillé de ses mains a influencé sans doute sa mentalité d’homme. Les troupeaux qui paissaient dans les champs et leurs bergers l’ont certainement beaucoup intéressé. Enfant de la campagne, il a observé les champs s’étendant autour de Nazareth, ou remarqué encore sur un coteau une maison éclairée durant toute la nuit.
Les personnes humaines ont été pour lui un autre vaste champ d’observation. Mais il n’a pas été un simple observateur, un « psychologue », au sens courant du terme. Il a surtout été le connaisseur de l’homme par excellence, selon le témoignage de Jean, « car il n’avait pas besoin qu’on lui rende témoignage de quelqu’un; il savait de lui-même ce qui était dans l’homme » (Jn 2.25). Il a parlé d’enfants jouant sur la place publique, rappelé la manière dont une femme moud le blé ou comment telle autre ira importuner, avec une ténacité opiniâtre, le magistrat de la ville, jusqu’à ce qu’elle obtienne gain de cause. Des paresseux ont aussi été cités, car il avait du les voir défiler nonchalants dans les ruelles de sa ville; des chômeurs aussi, tirant le diable par la queue, victimes des problèmes économiques du moment. Sans doute, il s’est ému à la vue des mendiants étendus à même le sol, avec leurs ulcères nauséabonds, et il s’indigne en voyant de riches bourgeois fermant les portes de leur cœur et de leur résidence à la misère.
Peut-être rencontra-t-il un homme content de lui et propre juste, le pharisien de la parabole bien connue, ou fit-il connaissance avec un autre, grand pécheur repenti obtenant miséricorde, lui qui n’était qu’un marginal? Enfin, il a peut-être connu aussi l’aventure malheureuse de ce jeune écervelé qui, atteint de la folie des grandeurs et contaminé par la fureur de vivre, ramassa un jour tout son héritage et partit à l’étranger pour s’y vautrer dans les plaisirs et la déchéance morale, se retrouvant finalement dans la plus indescriptible et la plus déshonorante des misères…
La tragédie du sort, l’ironie des circonstances, la solitude des uns, le désespoir des autres, la valeur d’une seule personne, une sagesse à toute épreuve ont tissé le canevas de ses inoubliables histoires appelées paraboles, devenues des véhicules pour transmettre le message, les cartes d’invitation pour entrer dans le festin du Royaume.
Mais plus que de la vie vécue, il puise son inspiration dans le livre de la vie, la Loi, les Prophètes et les Psaumes, auxquels il aura constamment recours comme à la Parole écrite de Dieu.
Examinons cependant les raisons pour lesquelles ces paraboles elles-mêmes produisent si souvent l’effet contraire de ce qu’on aurait pu attendre!
« Simple comme l’Évangile », dit-on pour expliquer une vérité évidente, claire et rudimentaire. C’est de cette manière simple que Dieu s’est révélé aux hommes, dans l’extrême simplicité des discours de Jésus. Mais c’est aussi la raison pour laquelle la prédication de Jésus l’a conduit jusque sur une croix. Il avait pourtant connu un début prometteur. Les gens ordinaires l’écoutaient avec plaisir et émerveillement. La foule le suivait d’une bourgade à l’autre pour l’entendre, elle s’accrochait à chacun de ses mots. Mais la popularité de Jésus n’a pas duré, et en moins de quatre ans, celui-ci connaissait, à vue humaine, un échec et une fin vraiment misérables. Les responsables de sa condamnation n’étaient pas seulement les chefs et les adversaires haineux du Sauveur. Le peuple, autrefois enthousiaste, avait consenti et pris part à ce délire criminel.
Déjà un jour, au début de son ministère, ses concitoyens de Nazareth avaient voulu le détruire.
« Lorsqu’ils entendirent ces choses-là, écrit l’évangéliste Luc, ils furent remplis de grande colère. […] Ils le menèrent jusqu’à un escarpement de la montagne sur laquelle leur ville était bâtie afin de le précipiter en bas » (Lc 4.28-29).
La popularité de Jésus n’a pas duré, même auprès de ceux qui semblaient sincères. Parmi eux, il y avait ceux qui pensaient avoir trouvé enfin le grand prophète. Intéressés par ses discours, impressionnés par ses miracles, reconnaissants à cause de la guérison de leurs malades, le jour où ils l’ont entendu se déclarer Fils de Dieu, Sauveur des pécheurs, ils lui ont tourné le dos, « ils n’allaient plus avec lui » (Jn 6.66). Ce fut le commencement de la fin d’un prédicateur de talent et de succès. Jamais le rocher tarpéen n’avait été aussi proche du Capitole…
Quelles furent les raisons véritables de ce retournement? Les contemporains de Jésus ne l’auraient-ils pas compris? Comment un ministère aussi brillant put-il aboutir à la crucifixion? Personne ne parlait avec autant de simplicité et de clarté; de manière aussi directe. « Il parlait en paraboles »; des histoires et des illustrations surprenantes, des images frappantes prises sur le vif. Jésus a prêché de manière à ce que tous, grands et petits, gens cultivés ou ignorants, puissent le comprendre. Il a résumé le grand Évangile du salut en des mots d’une extrême simplicité. Si étrange que cela puisse paraître, cet Évangile ne pénétrait pas leur cœur. Peut-être certains l’ont-ils critiqué pour cette simplicité même, pour utiliser des illustrations aussi ordinaires, de son propre cru et qui ne s’appuyaient sur d’autres autorités que la sienne… Singulier prédicateur! Mais qui pourrait évaluer le prix et mesurer la peine que cette extrême simplicité a coûtés à Jésus-Christ, le Fils de Dieu, la Parole éternelle, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse divine? Qui pourra jamais comprendre ce qu’il en a coûté au Fils de Dieu pour venir s’exprimer avec un langage accessible même aux jeunes enfants?
Mais la grande parabole, ce fut sa propre personne, Dieu venant au monde en forme humaine. Ceux qui entouraient Jésus n’entendaient pas simplement des paraboles, ils voyaient la plus grande des paraboles, une parabole vivante : le grand Dieu du ciel et de la terre quittant son éternité, enfermé dans nos limitations, enveloppé dans une forme terrestre… Pourrons-nous jamais mesurer la distance qui le séparait des hommes? Mais il l’a parcourue; il a voulu atteindre chacun d’entre eux, descendre du niveau le plus élevé de la vérité à l’échelle la plus basse de la communication. Quel chemin étrange et douloureux a-t-il dû parcourir pour permettre à chaque pécheur d’entendre le message du salut! Car il ne suffisait pas de leur parler en paraboles, il fallait encore vivre au milieu d’eux, être leur Sauveur…
Le Christ en personne est l’Évangile vivant. Il vint non seulement prêcher l’Évangile, mais surtout afin qu’il y ait un Évangile. Sa personne constituait la substance de ses sermons. Son pupitre fut dressé non seulement dans la rue et les synagogues, sur les collines ou au bord de la mer, mais sur le bois maudit du Calvaire et dans un tombeau qui resta vide. La mort et la résurrection de Jésus-Christ sont le cœur de tout l’Évangile. Et c’est là l’unique explication de sa venue parmi les hommes. Ce qu’il a prononcé était la grande vérité, la vérité qu’il fallait entendre d’urgence. Mais en dépit de ce contact direct, les uns n’ont pas compris et les autres l’ont ouvertement refusé.
Il en est ainsi depuis vingt siècles. Depuis deux mille ans, les convertis de Jésus-Christ sont bien peu nombreux. L’Église véritable est constituée par une minorité infime. Il faut dire que l’Évangile contraint un bon nombre de desseins et de pulsions qui existent dans le cœur de l’homme et repousse celui-ci plus qu’il ne le séduit. Deux mille ans de prédication simple et claire, mais les hommes ne tiennent pas à le comprendre! Et lorsqu’ils la comprennent, c’est souvent pour la refuser…
Un jour, les disciples demandaient à Jésus de leur expliquer une certaine parabole. Jésus leur répondit qu’il leur était donné de comprendre le mystère du Royaume, mais pas à ceux du « dehors ». Pourtant, rien ne devrait rester mystérieux, car en lui la révélation de Dieu est pleine, totale. Il n’y a pas d’ombre ni de mystère. Aucune ambiguïté sophiste, nulle complication théologique. Comment expliquer la différence entre ceux qui désirent comprendre et ceux qui résistent? « C’est à vous qu’a été donné le mystère du Royaume, mais pour ceux du dehors, tout se passe en paraboles » (Mc 4.11). Malgré la simplicité des discours et la clarté des paraboles, il fallait autre chose pour croire en lui. Leurs yeux, leurs oreilles et surtout leurs cœurs devaient s’ouvrir sous le miracle du Saint-Esprit avant de répondre par la foi. Car autrement la Parole allait produire l’effet contraire : « afin qu’en voyant ils ne voient pas et qu’en écoutant ils n’entendent pas, de peur qu’ils ne se convertissent » (Mc 4.12). En d’autres mots, les auditeurs de Jésus n’étaient nullement disposés à se convertir et à être pardonnés, car tout leur être, tout leur orgueil et toute leur propre justice se dressaient contre l’Évangile et contre le Fils de Dieu. Seul le miracle de la grâce pouvait les rendre accessibles et réceptifs. C’est exactement ce qui s’était produit avec les disciples. Pourquoi eux et non pas les autres? Dieu seul le sait!
Il reste une question troublante. Pourquoi Jésus continue-t-il à prêcher? Pourquoi ne change-t-il pas ses méthodes? Ce n’est pas une question à laquelle il est facile de répondre. Mais qu’auriez-vous fait, vous, devant un enfant sourd et muet, qui ne parle pas? N’auriez-vous pas cherché toutes les solutions pour l’atteindre? Car vous l’aimez; il est sorti de vos flancs; il est chair de votre chair et votre sang circule dans ses veines. Il en est ainsi avec Jésus. Certes, dans ce cas, les auditeurs seuls sont responsables, et mon illustration ne convient pas parfaitement. Ce que je veux dire, c’est que Jésus ne les abandonne pas parce qu’ils sont ses créatures, parce qu’ils portent l’image de Dieu. Il ira jusqu’au bout pour se faire comprendre, mais ce sera de leur faute s’ils ne le comprennent pas. Jésus-Christ n’abandonne jamais personne. Ce sont les hommes qui se détournent de lui. Ainsi, ils sont inexcusables.
La parabole des vignerons (Mt 21.33-41) illustrera notre propos. Ce fut dans des circonstances dramatiques, chargées de menaces, de haine et de violence que cette parabole fut prononcée. Le sort de Jésus était jeté. Les chefs religieux, les scribes et les pharisiens, approuvés par une foule haineuse, avaient pris la décision de le faire exécuter. Moins de six jours plus tard, arrêté, jugé sommairement et condamné, il était livré entre les mains des bourreaux. Par rapport à celle-ci, les autres paraboles de Jésus prennent l’allure d’un enseignement systématique, de discours prononcés dans des circonstances plutôt favorables, ne trahissant aucun danger immédiat. Tout autre est le climat qui inspire celle-ci. Je n’insisterai pas sur les détails. Il suffit de nous rappeler que cette parabole s’adressait, en tout premier lieu, aux hommes responsables de la nation dont Jésus était issu. Il concerne le peuple qui, à juste titre, avait pu se prévaloir dans le passé de ses prérogatives spirituelles et vivre dans la conviction d’être le peuple élu de Dieu. Il est concerné du fait même que Jésus assimile ses contemporains, les dirigeants de son propre peuple, à ces vignerons méchants et criminels.
Nous n’avons, par conséquent, aucun droit d’atténuer la responsabilité particulière et historique de ce peuple. Aucun sentiment humain ou humanitaire ne devrait chercher à dissimuler le rôle négatif et meurtrier joué par les contemporains de Jésus, alors que lui les désigne nommément, eux, les privilégiés de l’Alliance. Les vignerons de la parabole ne sont autres que « les siens, vers lesquels Jésus était venu et qui ne l’ont point reçu »; bien au contraire, ils l’ont livré à la mort.
Ce sont donc les circonstances dramatiques de la dernière semaine de Jésus à Jérusalem qui donnent à la parabole son ton tragique. Les Juifs se comportent de manière insensée, non pas envers un messager quelconque, mais envers le Fils, l’Héritier. Car si Jésus laissait moins clairement apparaître sa filiation divine ailleurs, ici il ne laisse subsister aucun doute. Il est le Fils, le Fils de Dieu. Or, rien n’empêchait ses concitoyens de le reconnaître et de l’accueillir comme tel. Il n’est donc pas étonnant que le Maître de la vigne s’attende à un comportement conséquent, qu’il laisse apparaître un espoir, qu’il demeure optimiste, dirions-nous, quant à l’issue de sa dernière démarche : « Enfin, il envoya vers eux son fils, en disant : ils respecteront mon fils » (Mt 21.37).
Se serait-il lourdement trompé? Aurait-il naïvement misé sur des sentiments positifs et sur une disposition bienveillante? Nous qui sommes chaque jour témoins de toutes sortes d’horreurs, spectateurs impuissants de tant d’exactions et de tant d’injustices, nous qui connaissons si bien l’état d’esprit des cœurs durcis par la violence, parfois jusqu’à l’aveuglement total, nous aurions pris sans doute des précautions. L’expérience acquise le confirme : Qui a tué tuera! « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés… » (Mt 23.37). Oui, les uns et les autres nous connaissons, à moins d’être des naïfs impénitents, le degré de méchanceté que peut atteindre le cœur des hommes, pour ne pas nourrir d’illusions à leur sujet. Ces chefs religieux sont pétris de la même envie violente, ils sont nourris d’une haine aussi meurtrière que celle des preneurs d’otages, des bourreaux d’enfants et de vieillards, des suppôts des États totalitaires ou encore des bandes d’anarchistes qui voudraient tout mettre à feu et à sang. Pourquoi alors le Père envoie-t-il le Fils? La leçon du passé n’était donc pas suffisante? N’aurait-il pas pu se rappeler le comportement déchaîné de ces vignerons tueurs et voleurs?
Le Maître de la vigne n’est autre que Dieu, le Dieu des hommes et du monde; celui qui connaît parfaitement la psychologie de tout homme, sa propre créature; celui dont l’œil vigilant découvre, depuis le meurtre d’Abel, l’une des victimes innocentes d’hier, les mains maculées de sang des hommes. Et pourtant, il choisit d’envoyer le Fils. Il l’a envoyé aux Juifs il y a deux mille ans. Mais il l’a aussi envoyé pour moi et pour vous qui, deux mille ans après, avons fait preuve d’un comportement similaire. Car la haine et la violence, les meurtriers et leurs victimes ne s’expliquent pas autrement que par cette révolte ourdie et déchaînée contre lui. Et c’est dans cette vie humaine entachée de sang et agitée de passions que Jésus, le Fils, entre en scène. Il y entre pour y apporter la liberté; liberté par rapport au passé, liberté pour choisir la justice et pour décider en faveur de l’amour. Notez bien qu’il s’agit tout d’abord de la justice et de l’amour pour Dieu, car, contrairement à ce que nous nous imaginons trop souvent, ce n’est pas pratiqué uniquement au niveau horizontal que l’amour et la justice pourront établir la paix et la réconciliation parmi les hommes.
Vous vous doutez, je pense, que nous ne faisons pas la moindre allusion dans cette histoire à un conflit d’ordre socio-économique dressant des nantis contre des ouvriers, opposant le propriétaire capitaliste au prolétaire exploité. Les Juifs d’il y a deux mille ans, comme les malfaiteurs de notre époque, comme chacun d’entre nous, honnêtes gens, nous nous dressons tout d’abord contre Dieu, le Dieu propriétaire, mais qui est aussi et surtout le Père, qui ne cesse de nous solliciter pour lui. Preuve en soit les prophètes et autres messagers qu’il a envoyés au cours des âges. Preuve en soit la venue ici-bas de son Fils unique.
Or, il l’a envoyé en dépit du passé, conscient de l’issue apparemment fatale que lui réservait l’accomplissement de sa mission. Jésus est venu proclamer la liberté avec le pouvoir de mettre fin aux hostilités et, avec l’autorité qui est la sienne, briser la puissance du mal et anéantir le péché.
Quelle parabole essentielle que celle des vignerons, et combien chargée d’espérance! Jésus est là, au milieu de ses traîtres et de ses bourreaux et, même à cet instant, il leur parle encore de l’offre gratuite du Père. Juste avant son arrestation, tandis que l’ombre de la croix plane déjà sur lui, il adresse l’appel ultime, l’exhortation au repentir et à se tourner vers Dieu avant l’heure cruciale. Jésus parle encore de cette manière à chacun d’entre nous et nous conseille instamment de mettre fin à une conduite irresponsable. Dieu a des revendications à nous présenter, et voilà, pourtant, qu’il nous demande d’un ton pressant et pathétique de nous mettre en règle avec lui. Rien n’est irrémédiable; nous pouvons nous placer encore sous le signe de la réconciliation et saisir la main tendue de Dieu, espérer et respirer dans une vigne restituée au Maître.
Or, nous avons pris la mauvaise habitude de faire du mal la réalité omniprésente et ultime. Le Fils de Dieu, par sa présence au milieu même des déchaînements, des hurlements hostiles et des actes sanguinaires, proclame et offre la victoire de Dieu, la seule capable, lorsque nous l’acceptons dans la repentance et la foi, de mettre fin à toute hostilité au sein d’une révolte qui éclipse toutes les autres et les rend insignifiantes. Même lorsque nous prenons la décision de commettre le déicide, Jésus s’offre encore à nous. Il est l’unique qui peut s’offrir en remplacement de tous les autres. Aucun homme ne peut prendre sa place; personne ne peut se substituer à autrui dans ce domaine-là. Il n’y a que le Fils qui, otage et victime, annonce l’offre ultime de la grâce. Notre rejet de cette offre, notre obstination à ne pas tenir compte ni de sa présence ni de ses droits, révèle la nature de notre mal et dévoile l’abîme de notre révolte, c’est-à-dire l’offense et la transgression. Nous imaginerions-nous meilleurs que ces chefs juifs de l’époque de Jésus?
Nous faisons partie de cette cohorte qui l’arrête et qui le cloue sur la croix. Et pour quels espoirs, je vous le demande? Pour quels avantages? Avec quelles illusions? Serait-ce pour conserver et nous approprier la vigne du Seigneur? N’est-elle pas déjà confiée à nos soins? Nous avons reçu le droit d’y travailler et l’autorisation de jouir de ses récoltes. C’est Dieu qui nous avait placés au milieu d’un jardin appelé Eden, et nous voilà barricadés, bafouant son honneur et assassinant même son Envoyé. Usurpateurs du jardin d’Eden, nous nous imaginions prendre la place du Maître, nous défaire de celui qui nous dérange; jouer au petit dieu! Oublierions-nous que Dieu aura le dernier mot? Rappelez-vous l’exemple d’Israël. La vigne leur fut ôtée. Quand Dieu prononce la dernière sentence, elle est irrévocable. Au-delà de sa patience, déjà longue et magnanime, il ne tolère plus les arguments et les alibis. Dieu est Dieu, il peut reprendre sa vigne à chaque instant. Gardons-nous d’affirmer que Dieu vous aimera toujours quoi que vous fassiez, quelle que soit votre décision à son égard. Gardons-nous de discourir sur un amour de Dieu qui ferait de lui notre obligé, car Dieu n’aime pas à la manière d’un vieillard impotent et gâteux, sans lucidité ni discernement. Il a des droits et il les fait prévaloir. À moins de la foi et de la repentance, nous n’aurons pas de part dans sa vigne.
Pour l’heure, son offre reste valable. Le Fils, qui est toujours parmi nous, le réitère. Il n’est pas venu seulement avertir; il est venu s’offrir. Sur la croix, il a payé le prix de notre conversion et la rançon de notre aliénation. Il nous a devancés. Autour de la croix se sont accumulées toutes nos fautes et toutes nos misères, mais c’est là que la grâce a surabondé. Aussi, écoutons une des phrases les plus rassurantes et les plus importantes de l’apôtre Paul : « Quand nous étions encore pécheurs, Christ est mort pour nous » (Rm 5.8).
Chaque prédicateur de l’Évangile sait comment son message produit un double effet : on l’entend et on l’accueille, ou bien on le refuse et on le rejette. Aussi, tout prédicateur prie avant chaque sermon. Il demande précisément le miracle du Saint-Esprit. Le prédicateur le plus éloquent et le plus doué sait que le meilleur de ses sermons ne convertira personne si Dieu n’ouvre pas les cœurs. Il y a des miracles de conversion parce que Dieu agit par la prédication, c’est pourquoi aucun véritable prédicateur de l’Évangile n’abandonnera jamais son ministère.
« Oui, quelle parole étrange, qui produit la vie ou la mort, le salut ou le jugement. L’Église et le monde, les hommes qui sont au-dedans et ceux qui restent en dehors, sont séparés par un fossé infranchissable. Ils entendent une histoire dont le sens littéral leur est accessible, mais dont la signification véritable captée par les uns est refusée par les autres. »
Le problème de l’Évangile n’est jamais celui de la communication. Dieu parle simplement, avec toute la clarté requise. Il nous dit ce que nous devons faire. Si nous refusons de confesser nos fautes et de croire en Jésus-Christ, nous ne connaîtrons jamais le mystère du Royaume. Mais remarquons l’attitude de Jésus envers ses disciples. Il leur explique en tête-à-tête ce qu’ils n’ont pas compris. Toute la vérité est explorée et exposée au grand jour. Il les aide à poser des questions et à exposer leurs problèmes. Il s’occupe de leurs doutes et de leurs craintes, et alors tout devient clarté et vérité lumineuse : le sens de l’Évangile, l’importance de la foi. Certes, Jésus n’a pas répondu à toutes leurs questions. Sans doute, ils en avaient chaque jour de nouvelles et chaque jour ils devaient s’adresser à lui de nouveau, car ils en avaient besoin. La vraie réponse était sa personne. Si nous le connaissons comme Sauveur, il résout la question essentielle : « Que dois-je faire pour être sauvé? » Le Christ a donné sa chair et son sang pour répondre à celle-là.
Note
1. Voir mon article Le Royaume de Dieu dans les discours de Jésus.