Situation ou condition de l'homme?
Situation ou condition de l'homme?
- Un monde brisé
- Les nouvelles sacralisations
- La recherche de la cohérence
- Quels remèdes?
- La condition
1. Un monde brisé⤒🔗
Notre monde est brisé. C’est là un fait évident. Il est brisé en mille morceaux. Sa crise est profonde, voire irrémédiable. Les tensions qui l’agitent sont permanentes, ravagent des vies individuelles, déchirent les nations, opposent des classes à d’autres classes, ensanglantent des pays et des continents… Des agressions violentes assaillent les hommes de toutes parts. Le « pouvoir explosif » des problèmes modernes atteint un degré inouï. Face à ceux-ci, l’on reste abasourdi et impuissant. Encore épuisé par des guerres récentes, l’on s’engage ou bien l’on est déjà plongé dans de nouveaux affrontements. Des puissances militaires effrayantes et des machines de guerre gigantesques semblent par moments exercer un semblant d’équilibre et de stabilité sur la scène internationale. Pourtant, la paix reste bien fragile. Mais si toutes les forces en présence avec leur intention belliqueuse se mettaient en branle, quelle perspective « apocalyptique » pour les mortels de notre temps qu’on dit aussi la fin de la civilisation occidentale, et qui, plus que les précédentes, se reconnaît bien « mortelle ».
La crise politique n’affecte pas seulement des nations entre elles. Elle exerce ses ravages au sein d’une même nation. L’on connaît des violences fratricides qui sont mille fois plus sanguinaires que les agressions commises par une nation étrangère. Des radicaux anarchistes réclament pour leur action une liberté totale, voire la protection de la loi pour mieux parvenir à la réalisation de leur funeste dessein : détruire de fond en comble toute structure étatique. L’anarchie à l’échelon international a réussi à imposer une déstabilisation planétaire. Mais la répudiation et le combat mené contre toute autorité, qu’elle soit civile, culturelle ou familiale, dénotent en réalité le rejet de la source même de toute autorité, celle de l’Esprit et de la Parole du Créateur et Ordonnateur de notre univers.
Ainsi, le mal sévit partout et ronge toutes les fibres de tout ce qui a être, vie et mouvement. N’entrons pas dans une énumération journalistique de tous les foyers de tension et les champs où se perpètrent des actes de vandalisme. Nous ne nous proposons pas ici d’en faire un inventaire complet. Constatons plus simplement que l’ère qu’on a qualifiée de postchrétienne est principalement caractérisée par le mépris des principes religieux et de toute éthique considérés comme aliénants.
La période qui s’étendait entre les deux guerres mondiales avait été appelée « l’âge de l’anxiété ». La Première Guerre mondiale, qu’on disait devoir mettre fin à toute guerre, fut suivie, en dépit des divagations illuministes des représentants d’un humanisme athée, par des dépressions d’ordre économique, des agitations sociales, des bouleversements politiques, voire par une remise en question radicale de toute la culture occidentale classique.
Le bluff de l’âge du jazz et des années folles masquait à peine un désespoir devenu quasiment planétaire. Toutes les formes et toutes les expressions de l’esprit — l’art, la littérature, la musique, la poésie — en ont reçu et propagé, voire exalté, les traits les plus sombres.
Depuis, le désespoir est devenu plus profond et plus amer. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il exerce des ravages plus vastes encore, on dirait même plus permanents. « L’espoir de ces trente dernières années n’est autre que celui du désespoir », écrivait en 1976 le chrétien canadien W. Stanford Reid, professeur d’histoire de l’Église.
La philosophie existentialiste a exprimé avec une force poignante l’angoisse de l’homme et sa tendance vers le thanatos, la mort. Le sentiment tragique de la vie fut admirablement dépeint par l’un des esprits les plus attachants du 20e siècle, l’agnostique Miguel de Unamuno.
En dépit de son messianisme politico-social, le marxisme s’est montré totalement impuissant à inspirer une confiance quelconque, et malgré les apparences, on constate sur les cinq continents son échec retentissant.
Impuissant à conjurer ces démons dévastateurs, l’homme postchrétien voit encore surgir avec effroi des vieux démons portant de nouvelles défroques. Ceux-ci ne manquent jamais leur cible. Comment se fait-il que tant de monstres repoussants aient pu surgir de l’abîme au cœur même d’une civilisation aussi brillante que celle de notre époque? Comment expliquer que des pouvoirs infernaux aient pu occuper tant de postes clés dans notre société? Avec leur volonté omnivore, ils ne dominent que pour écraser et pulvériser tout ce qui donne signe de vie et de vitalité. Ils ne laissent planer aucun doute sur le fait qu’ils cherchent à dépasser l’infini! Ils nous rappellent cette figure apocalyptique du livre de Daniel : elle était innommable! Des millions de victimes sont sacrifiées sur leurs autels. Ainsi, l’horreur n’est pas réservée à un futur appelé « apocalyptique »; elle est présente déjà ici et maintenant.
Mais l’absence de tout sentiment de responsabilité morale chez l’homme fait qu’il est à la fois celui qui tire les ficelles et celui qui joue le rôle du pantin! Comme un animal jeté dans un monde de chance, il ne vit que l’instant présent, et grâce à sa monstrueuse gastrosophie, il consomme les jouissances immédiates de toutes ses sensations, qu’elles soient du domaine des idées, des expériences, de l’évasion hors du réel ou de l’assouvissement inhumain de ses instincts avilis.
Ce monde brisé est le monde sécularisé des temps modernes. Celui qui, tout à fait consciemment, s’est engagé sur la voie de la repaganisation. L’homme s’y tient, autarcique, comme la seule mesure de toutes choses et comme son unique point de référence. Mais ses lunettes déformantes l’induisent en erreur dans l’analyse qu’il entreprend de son essence, en déformant la nature de ses activités enfiévrées. Ces dernières le dévorent. Si l’homme ne manque pas l’occasion de se magnifier, il sait aussi — contraint qu’il est de le constater — qu’il est victimisé; Sisyphe qui, à chacune de ses tentatives pour recommencer son ascension, rechute et s’écrase.
Au début de notre siècle, Lénine tenait l’homme pour le produit le plus élevé de la nature. À présent, cette image exaltée de l’homme est déchirée en mille morceaux, et les travaux de la psychologie, les recherches de la biologie ou les analyses de la sociologie modernes lui révèlent ses extrêmes limites et lui présentent le bilan de ses échecs. Avant le 19e siècle, son âme était le sujet dominant de ses discours. Depuis, la raison s’y est substituée. Toutefois, l’homme ne peut plus se considérer dans l’abstrait comme doué d’une raison absolue ni comme possédant le savoir total, soit de sa propre personne, soit de son univers. Camus écrivait quelque part que l’homme moderne est conscient des crimes commis par sa raison, et celle-ci peut en commettre autant que son instinct! Le rationalisme triomphaliste a eu ses beaux jours, qui se sont évanouis… Il ne plastronnera plus pour la galerie. Il avait pourtant réussi à susciter tant d’émerveillement et tant de certitudes dans le passé…
Ainsi que l’écrivaient il y a quelques années déjà Cousin et Schmelz, à partir du moment où un souverain Juge et Créateur n’exerce plus aucun contrôle sur les échecs, sur les réussites ou sur les vertus privées, grâce à la loi universelle qu’il a établie, la volonté privée ne fait qu’obéir à sa propre raison. Mais, en moins d’un siècle, la démocratie, le nationalisme, le fascisme et le communisme ont succombé à leurs propres faiblesses et ont commis des crimes parmi les plus répugnants et aussi parmi les plus raffinés. Jamais auparavant autant d’idéologies contradictoires n’avaient, en si peu de temps, accumulé tant de désastres. Jamais auparavant autant de convictions n’avaient été gâchées ni tant d’illusions massivement perdues. Mais les idées ne meurent jamais seules, poursuivent les deux auteurs. Selon la loi de la décadence, tout échec réduit ses adeptes à la dérision, à la folie ou à la confusion. Si tel est le cas, pourquoi nos contemporains se tourneraient-ils vers un rêve trompeur lorsque ceux du passé se sont tragiquement évanouis? Au milieu de cette frénésie générale, comment réussir à éviter de devenir une pièce impersonnelle de la machine universelle et empêcher la réification de l’homme? Comment échapper à sa tragique vulnérabilité?
Un univers moral glacial encercle l’homme. Dans le passé, il possédait encore une perspective métaphysique. Même s’il avait gâché son existence terrestre, un espoir lui laissait entrevoir quelque chose dans le monde à venir. À présent, il devra s’acharner à réussir, à remporter le succès ici et maintenant. Le monde temporel est le seul qui compte à ses yeux. Cette conviction fait de lui le responsable exclusif de sa destinée. Aussi ne reconnaît-il ni diable ni bon Dieu, selon la pièce bien connue de Jean-Paul Sartre. Il devra donc réussir ici et maintenant coûte que coûte, autrement, tout ne serait qu’une énorme farce, car l’homme et l’univers n’ont de finalité qu’en eux-mêmes. La praxis, œuvre de l’homme, acquiert ainsi d’elle-même une valeur mystique. Mais elle ne cesse aussi de le dévorer, de détruire sa personnalité.
Son progrès est devenu une nouvelle et majeure source d’exploitation et de misère. L’autorité qui lui avait été accordée à l’origine en vertu de son mandat et qu’il exerce actuellement par usurpation a dégénéré en un règne tyrannique sur la nature et sur ses semblables. Jean Brun est l’un de ceux qui ont le mieux décrit cette situation de l’homme : l’auteur du Retour de Dionysos a parlé ailleurs de la catastrophe de la sécularisation. De toutes les catastrophes qui se sont abattues sur la civilisation occidentale, la sécularisation est la plus grande. Ses séquelles prolifèrent et sont de plus en plus vicieuses.
En rejetant la vérité et les valeurs transcendantes, elle condamne l’homme à envisager le dilemme : dictature ou pourriture. L’alternative est respectivement le privilège des régimes totalitaires ou des démocraties libérales. La philosophie de Hegel est le centre d’où est parti ce cyclone dévastateur. Le point de départ est constitué par l’inversion de la parousie, dans l’échange et le renversement de Dieu devenu homme et de l’homme devenu Dieu… La conséquence inéluctable en est « l’idolisation » de l’humanité dans son ensemble ou dans les désirs de n’importe quel individu. Hegel a réintroduit tout ce que le christianisme avait réussi à expurger en libérant l’homme de ses idoles. Il a sécularisé l’éternité, le jugement dernier, la vérité et même, quoiqu’implicitement, le Dieu vivant, afin de diviniser la vie. À présent, il est possible de réécrire le prologue de l’Évangile de Jean : « Au commencement était la dialectique, et la dialectique était avec Dieu, et la dialectique était Dieu. » Dieu n’est plus nécessaire au monde. En revanche, le monde devient indispensable à Dieu.
C’était déjà la conviction de Maître Eckhardt. Théogonie et cosmogonie sont devenues identiques, des notions interchangeables. À un tel degré que des théologiens modernes se trouvent à l’aise dans une situation qui leur permet de passer du domaine de l’Église à celui de l’État, et depuis l’« ecclésia » d’aller vers la « polis ». La distance n’est ni longue ni coûteuse… L’État est implicitement divinisé parce qu’auparavant le divin a été politisé. D’où ces hordes de nouveaux Césars, car, dans la puissance de notre monothéisme sécularisé, chacun peut prétendre être le vrai César.
Du fait que nul ne peut apporter un jugement transcendant, tous les Césars du monde sont exonérés de leurs crimes et accusent leurs adversaires. Ce concept sécularisé du peuple élu autorise les théologiens modernes à orienter leurs pensées et leurs actes vers les Mecque politiques comme jadis les églises vers Jérusalem.
Christ y apparaît comme l’athée radical. Dieu est devenu l’homme ordinaire. Sa réduction au niveau matériel constitue sa divinité. Cette inversion des rôles justifie tous les actes, tous les crimes, tous les génocides, tous les goulags… Le mal est celui du voisin. Jamais le sien propre. Alors, « tuez-les tous, l’histoire reconnaîtra les siens ». L’histoire est devenue la Cour suprême du jugement. Un acte ne peut se justifier qu’au regard de l’histoire ou des résultats historiques. La sécularisation regarde non seulement au lendemain pour justifier son acte d’aujourd’hui, mais encore permet la métamorphose de tous les jugements. Esclave de la praxis, elle conduit vers un laxisme éthique qui transforme la culpa et l’appelle felix!
À présent, on se libère de toute valeur bipolaire héritée du passé, par exemple la différence entre ce monde-ci et le monde à venir, etc. La seule erreur consiste à penser qu’il existe une erreur quelconque. Permissive et non répressive, notre époque interdit d’interdire; elle ne distingue pas entre les aliments et les excréments, le levain et la gangrène, les philosophes et les sophistes, les génies et les clowns. La violence, l’infamie, la pornographie et le crime ne seront pas jugés, mais, au contraire, angélisés. L’homme, poursuit Jean Brun, se prend pour la preuve de la vitalité luxuriante de l’époque moderne. Il ne rend des comptes à personne, même pas à lui-même. Il est libéré de tout ce qui pourrait le juger. Dieu est mort et l’homme a démystifié le sacré. Une chose reste à achever, à légaliser : tout ce qui existe de facto. Pratique-t-on l’avortement? Légalisez-le. Y a-t-il des drogués? Ouvrez-leur un marché libre où ils peuvent s’approvisionner. La pornographie pénètre-t-elle partout? Abolissez toute loi contre l’obscénité sexuelle. Y a-t-il des prostituées? Accordez-leur un statut légal.
L’homme moderne ne rencontre pas son prochain, écrit Jean Brun ailleurs. Il ne fait que le croiser. Sursaturé de messages, il manque le Message. Aussi œuvre-t-il pour tromper ses attentes par le plaisir, dont il demande toujours davantage d’émotion et de violence. Il s’imagine se trouver sur la voie du progrès, mais il ne fait que fuir en avant! II lui semble alors exercer une liberté authentique. Ayant constaté que tout autour de lui change, il désire un changement plus rapide encore que les précédents pour en jouir comme d’un alcool fort. Avec un tel comportement, il se venge des dures réalités de la vie, de ses voisins, et tolère, enfin, toutes sortes de vandalismes et de violences par la pensée, l’acte, la brutalité, le sadisme et le crime. Dans cette violence, il s’attend à la destruction du monde présent et à l’apparition d’un monde nouveau. Prisonnier de l’idée qu’il n’existe aucun sens nulle part, il croit dur comme fer que la seule erreur consiste à imaginer que l’erreur existe.
La sécularisation est la ruse suprême par laquelle l’homme se persuade de son opposé. Tandis qu’il affirme qu’en servant l’homme il parvient à l’intention originale de son existence, c’est-à-dire qu’il sert Dieu, il devient plutôt apparent que celui qui est servi est aussi en même temps asservi et manipulé.
2. Les nouvelles sacralisations←⤒🔗
La sécularisation est la nouvelle face de l’ancienne religiosité païenne; une sacralisation très spéciale de vieilles profanités, leur inconsciente déification; une sacralisation séculière de ce qui est sécularisation!
Il est étrange, et pourtant vrai, que le rationalisme scientifique prolongé par le national-marxisme se termine au point où la recréation du religieux fait surface dans la société moderne. Nous ne nous occuperons pas ici du phénomène des sectes. Observons plutôt celui, moins suspect, de la manifestation du nouveau sacré. L’impact produit par l’attitude néo-païenne s’aperçoit dans l’immense intensification de la vie et non dans la transformation de celle-ci. Pourtant, il y a peu, Jean-Baptiste Clamance, dans La Chute d’Albert Camus, cherchait précisément une telle transformation. Il se débattait avec son problème, à savoir : si l’on voulait changer de vie, le pourrait-on? Impossible, concluait Clamance, cette voix solitaire criant dans le désert intérieur où il s’était égaré et dans lequel il se débattait seul.
La nouvelle sacralité de la transgression, écrivait un auteur contemporain, n’est qu’une face de la sacralité de l’interdit. Dans Le retour de Dionysos, Jean Brun donnait au début des années 1970 l’une des descriptions les plus fortes et les plus originales de ce barbarisme à visage sacré. L’homme moderne a créé et crée sans cesse son sacré. D’où la prolifération des sacralités modernes. Ceci est notamment vrai dans le domaine politique. Le phénomène s’explique par le fait que l’homme ne peut vivre sans le sacré. Il regardera vers quelqu’un ou quelque chose qui lui assurera la communication avec l’universel, vers une force vitale et vers un refuge où il trouvera de nouvelles ressources ou qui sera à même de renouveler ses vieilles sources. Le sacré est lié à sa condition humaine. Il ressentira le besoin d’une valeur. Selon les termes mêmes de Hebden Taylor, l’homme ne saurait vivre sans la religion pas plus qu’il ne pourrait vivre en dehors de sa peau.
Notre ère est prête à se laisser fertiliser par toutes sortes de choses sacrées, mais la société sécularisée est menacée par l’apparition sur scène de toutes sortes de gourous. Raymond Ruyer, un non-chrétien, nous met en garde contre les marchands de nourritures psychiques. Ces aliments-là ne sont pas le pain ordinaire ni même de vieilles nourritures spirituelles. Ils sont l’épitome d’idéologies et de phénomènes psychiques. Le besoin de nutrition psychique est la nouvelle boîte-surprise de l’histoire. Il y a un appétit et même une gastronomie de tout ce qui est psychique, appétit inspiré de l’hyperpolitisation de notre époque. Il n’existe pas que des sex-shops, écrit Ruyer, il y a aussi des politic-shops. Le besoin des masses pour un chef n’est pas simplement organique, mais psychologique, écrivent encore Cousin et Schmelz. La vénération des ouvriers pour leurs dirigeants, l’identification du parti avec son dirigeant… Ce sont là des preuves constantes du besoin de religion. Le dirigeant porte l’auréole du prophète. Sa parole transporte les masses au-delà d’elles-mêmes, par son esthétique et par sa puissance émotive.
Suivons encore Cousin et Schmelz.
3. La recherche de la cohérence←⤒🔗
L’absurde constitue à la fois la toile de fond et le cul-de-sac de la situation moderne. Le harassement de la culture, la désorganisation de la société, la corrosion interne qui se manifeste dans des tentatives suicidaires et dans tous les accomplissements de la subversion par l’action et la réaction, des omissions et des commissions, ont préparé l’avènement de l’omniprésent absurde.
Tandis que les vieux systèmes classiques refusent de donner une explication à leurs échecs à comprendre l’homme et l’univers, il ne semble pas y avoir de successeur capable de réussir et de terminer leur tâche inachevée. Certains nourrissent encore des illusions ou bien cherchent à échapper dans des domaines solitaires. Mais les intellectuels occidentaux feraient n’importe quoi pour ne pas se laisser tromper une fois de plus. Quelles sont les autres sources de la connaissance qui pourraient se substituer à Dieu ou à la raison? Si le Créateur, la créature et la création sont réduits au silence ou bien ne font que balbutier, naturellement, la certitude éblouissante de toute incertitude s’imposera à chacun et à tous. Puisqu’aucun progrès mental vers une probable origine de la vérité n’a abouti, il se pourrait que le sens de la cohésion de l’homme et de la réalité sensible ne soit point accessible. Ainsi apparaît l’absurde, témoin d’une anxiété fondamentale plus désespérante que dans le passé.
Si déjà Athènes et Rome ressentirent le profond silence méprisant des dieux et des objets, il ne s’y trouvait néanmoins pas une telle confusion entre la désillusion et le souci dans l’âme antique. L’antiquité avait fait de l’homme une victime. La connaissance inachevée du moderne fait de lui une dupe. Les chances de percevoir les secrets de l’univers sont bien minces, excepté bien entendu pour les admirateurs des OVNI et autres fanatiques de science-fiction ou d’ésotérisme. Le passé, surchargé d’erreurs, rend toute perspective d’avenir blafarde. Ainsi, au lieu d’accepter l’incertitude du sens, ne serait-il pas préférable de reconnaître la certitude du non-sens?
Entre 1920 et 1950 l’Occident, européen au moins, se trouve incrédule. Il nie Dieu, la raison, et goûte aux charmes désespérés de l’incohérence, lesquels lui sont devenus comme les termes ultimes de l’absolu. À de vieilles idéologies auxquelles les États-Unis et l’Union soviétique matérialistes tenaient encore et qu’elles offraient pour la consolation de l’Europe, celle-ci opposa son refus, se plaignant que ces extrêmes européens étaient en retard dans leur philosophie dépassée et puérile. Malheureusement, sans connaissance et sans éthique, la force intellectuelle occidentale n’était que simple leurre. Les structures elles-mêmes se désintégraient. Et la conception d’un nouvel absolu n’inspirait à personne une nouvelle démarche, une nouvelle construction à entreprendre. Abandonnant la vérité, l’homme occidental s’abandonnait aux hasards d’une évolution dont il était incapable de contrôler le cours. Durant plusieurs décennies, les Occidentaux s’efforcèrent de survivre à l’absurde. Mais l’incohérence était devenue le nouvel establishment à l’intérieur duquel se posèrent trois interprétations possibles :
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La conscience humaine est opaque au monde et la cohérence probable de l’univers incapable de se refléter sur elle. L’absurde apparaît en tant que voile imperméable que l’imparfaite conscience de l’homme étend sur toute la réalité. L’homme invalide assume la responsabilité de ce qui lui est incompréhensible.
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Inversement, il ne comprend pas les motifs de sa présence sur une terre étrange, non pas à cause de son intelligence limitée, mais du fait de l’inintelligibilité des choses en soi. Celle-ci est inhérente à la réalité. L’homme non conquis, mais non responsable, se préparera pour la révolution à venir avec toutes les énergies intellectuelles qui lui sont nécessaires pour comprendre une cohérence. Son absence est une erreur qu’il faut chercher dans l’origine du monde, la cosmogénèse; l’homme semble cohérent, mais il se trouve dans un monde incohérent.
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Enfin, l’incohérence apparaît à deux niveaux : celui de l’univers et celui de l’homme. Tout tourne autour du meilleur, dans le pire des mondes. L’inconscience de l’absurde ne légitime pas l’espoir de survie sans peine. Ainsi, les personnages de William Faulkner apparaissent moins misérables que les intellectuels de Sartre.
Cette dernière hypothèse n’a pas à nous retenir plus longuement. Il suffit de nous rappeler les asiles surpeuplés de patients. La névrose est l’une des plaies les plus cruelles qui affligent les modernes. Victor Frankl a parlé à son propos de maladie noogénique. Elle n’est ni physiologique ni même psychologique, au sens courant du terme. Elle affecte l’esprit même de l’homme.
4. Quels remèdes?←⤒🔗
« Comment remédier aux perturbations profondes de l’âme? Suffit-il d’être homme de cœur pour pouvoir y parvenir? Le mal ne lui est-il pas fondamental? Qui changera l’homme afin qu’on puisse parler ensuite de transformer les structures de la société? Pour que l’homme nouveau surgisse, il lui faut un autre terreau que les ruines du monde brisé. »
Nous-mêmes, nous trouverons l’explication de ses crises dans la crise qui porte le nom de chute originelle. Et c’est dans l’Écriture que nous en trouverons aussi bien le diagnostic que le remède. D’où viennent les divergences et les oppositions irréductibles concernant l’homme? De telles questions ne sont nullement abstraites, elles relèvent l’intérêt porté à l’homme concret, à sa capacité, sa puissance, ses motifs, ses passions, sa race et sa nationalité. Certes, l’humanisme athée n’est pas satisfait des réponses qu’il a jadis données pour saisir les aspects obscurs de la personnalité humaine. À son tour, il parle du mal de l’homme et il dénonce avec une virulence inhabituelle son inhumanité. Par moments, il réussit même avec une certaine lucidité à dévoiler et à décrire ses envies et ses haines, son égoïsme, les gouffres dans lesquels plonge son âme et d’où jaillissent ses colères violentes et menaçantes, ainsi que son agressivité meurtrière. Hélas, les big brothers ne sont pas des exceptions parmi nous…
L’humanisme athée cherche à démasquer les illusions de l’homme, mais ne s’en prend qu’à sa morale bourgeoise. Pourtant, il ne désespère pas totalement de lui… Même si par moments il a recours à des termes tels que déshumanisation ou démonisation de l’homme, il n’admet pas pour autant sa défaite complète. S’il intente un procès contre lui et cherche systématiquement à le dénigrer, il n’en reste pas moins son défenseur acharné. Certaines tendances de notre époque ressemblent à un sol fertilisé sur lequel on cultive et on développe une misanthropie sans limites. Faut-il déceler derrière de tels dénigrements des déceptions personnelles ou bien l’observation de témoins impuissants et en colère contre l’emprise du mal qui par moments semble illimité? L’un des plus modérés d’entre eux, Alain, ne fut pas à l’abri d’un cynisme amer. Écoutez-le :
« Le bon et le méchant, le sage et le fou poussent dans le même sens, qu’ils veuillent ou non, qu’ils sachent ou non. Je reconnais ici le grand jeu des dieux supérieurs, qui font que tout serve leurs desseins. Mais grand merci. Je n’aimerais point cette mécanique, si j’y croyais. Tolstoï aussi se connaît comme un faible atome en de grands tourbillons. Et Pangloss, avant ceux-là, louait la Providence de ce qu’elle fait sortir un petit bien de tant de maux. Pour moi, je ne puis croire à un progrès fatal; je ne m’y ferais point. Je vois l’homme nu et seul sur sa planète voyageuse, et faisant son destin à chaque moment; mauvais destin s’il s’abandonne; bon destin dès que l’homme se reprend.1 »
Pour Jean Calvin, toute la somme de la connaissance consiste à connaître Dieu et à se connaître. Mais nul ne connaît Dieu, pas plus qu’il ne parvient à se connaître lui-même. Parce qu’il ne connaît pas Dieu, il ne pourra se connaître. C’est l’ignorance et l’incapacité de connaître tel qu’il est connu qui constitue la crise fondamentale de l’homme. L’ignorance et l’impossibilité le tenaillent quand même comme une faim qui ne s’apaise pas. Cette faim n’est-elle pas due à ce que Calvin appelait le sensus divinitatis? L’homme est créé à l’image de Dieu. C’est sur le sein de celui-ci qu’il peut espérer trouver le repos. Sa vie tout entière est religion ou elle n’est pas. Le recours des modernes à la sorcellerie ou à la séduction des religions orientales ou exotiques, la résurgence des magies, le phantasme des extraterrestres qui hante nos contemporains, l’illusion mortelle de la drogue, témoignent que lorsque le Dieu vrai et unique est retenu captif, les dieux surgis du tréfonds du cœur tortueux et trompeur pullulent, plus néfastes et plus dévastateurs, plus désespérants aussi les uns que les autres.
C’est ce désespoir « religieux » qui compromet l’avenir de l’homme. Parce qu’il a abdiqué sa responsabilité dans le chapitre principal, il a cessé d’être responsable dans tout le reste. Quelques-uns tentent de se soumettre à une destinée inéluctable. D’autres se réfugient derrière le cynisme de l’acceptation de la dure réalité. Les plus démunis de ressources ne cherchent même pas à justifier leurs démarches… La crise touche tout. De vieilles et solides traditions disparaissent. Des théories qui prévalaient il y a à peine deux générations ont été dispersées aux quatre vents. L’éthique est piétinée. Même l’idée d’une vérité ne semble plus dotée d’un pouvoir libérateur, a fortiori la vérité biblique. Si quelqu’un se hasardait à témoigner pour une éthique révélée, il serait aussitôt suspecté de dissimuler une volonté de puissance sous le prétexte d’une idéologie de la vérité.
On le sait : notre ère est celle du soupçon. Qui oserait dicter à autrui ce qu’il doit croire ou comment il doit se conduire? Il serait aussitôt qualifié d’usurpateur de certitudes aliénantes. L’humanisme athée porte mal son deuil des certitudes trépassées. Il n’y a actuellement d’unanimité philosophique et morale qu’autour d’un seul thème : celui de l’impossible unanimité! Ainsi, nous voyons avec inquiétude ces icebergs à la dérive… Qui faut-il blâmer? Les mutations sociales? Le bric-à-brac culturel? L’universelle entreprise d’imbécillité que sont devenus les médias? Jetterions-nous la pierre du côté du progrès scientifique? Certains se sont livrés à ce jeu, à défaut d’imagination et de maturité. Certes, il ne faut pas se fier à la baguette magique d’une science omnipotente.
« La mythologie moderne de la science n’est pas mieux placée pour réussir là où toutes les mythologies anciennes avaient échoué. Une science sans conscience est la pire des expériences que les modernes devraient redouter. Que de délires imaginaires! L’homme nouveau n’est pas une mécanique, une autre, produite par la technique. Il n’entre pas dans l’ordinateur auquel on peut tout confier, car on n’en attend que ce qu’on lui confie. Et même si les sociétés changeaient, l’homme, lui, le vieil homme dont parle l’Évangile, tournera en rond, avec ses illusions et ses expériences cuisantes, avec sa cécité et sa haine violente, ses masques de désirs et son orgueil délirant de dureté de pierre et sa soif d’opprimer. Toutes les forces de mort et de destruction seront toujours liguées en lui et complices de l’Adversaire, de l’anti-Dieu et de l’anti-homme, de l’anti-nature et de l’anti-Christ, pour produire toujours et encore, dans le Meilleur des Mondes et la Société Nouvelle, les fruits empoisonnés de la mort. Que la forme ait changé, peu importe. Le contenu sera le même » (A. Grelot).
La civilisation occidentale est branlante, craquelante, sur le point de s’effriter en mille morceaux. Ainsi renvoie-t-on chacun à ses vieilles chapelles individuelles et à ses credo privés pour qu’il conserve sa foi et qu’il arrose surtout ses nostalgies. Ou bien pour qu’il s’accroche, vaille que vaille, à sa bien-aimée liberté. Mais qu’est-ce qui garantit qu’on sera à l’abri des agressions, du nihilisme et de tous les hérauts de la négation? On nous le serine à longueur de journée : l’heure des affirmations sereines est inexorablement révolue. L’aliénation culturelle moderne avance à pas de géant, avec son double choc. Celui de son endeuillement intérieur et celui de l’attaque permanente extérieure contre sa prison sociale.
Du côté de certains gourous modernes, on a osé soutenir que la crise avait tout de même quelque chose de salutaire, car elle était une chance inouïe offrant à l’homme de cette fin de siècle une ère de grâce; un ventre immense d’où sortirait l’homme nouveau guéri de ses maux, assagi après tant d’épreuves, devenu adulte après tous ses errements. Il y a quelques années, lorsqu’elle faisait tapageusement parler d’elle-même, la nouvelle droite annonçait la maiastra, cet oiseau légendaire de la Roumanie pris comme symbole qui donnerait à l’Europe moribonde le pouvoir d’accomplir des miracles et aiderait l’homme à surmonter les forces malveillantes qui s’opposent à son bonheur. Incapable d’exorciser ses démons, l’homme s’obstine à ne pas prêter la moindre attention à sa crise fondamentale, c’est-à-dire à sa condition d’homme.
Combien de temps peut-il encore vivre ou essayer de survivre comme cela? Il existe, certes, des manifestations sporadiques de bonté, de générosité, voire d’héroïsme, de solidarité et d’une certaine fraternité. Mais globalement, le monde n’est pas l’endroit où l’amour est la règle ni la communion une pratique et un principe permanents. Les marchands d’enfer ne chôment pas, eux. Leurs théories nihilistes, les orgies sexuelles, les drogues sapent et ruinent la vie des générations. Aussi, en dépit des luttes courageuses menées par quelques-uns, l’issue demeure incertaine, les solutions invisibles ou introuvables, la politique tournant sans cesse autour d’elle-même et mangeant sa queue comme le chien de la légende, et toutes les réponses proposées à l’homme restent misérablement boiteuses.
5. La condition←⤒🔗
Point n’est besoin de beaucoup d’arguments pour démontrer que la crise de l’homme n’est pas d’ordre social ou culturel, politique ou écologique. Elle est la crise de sa condition d’homme, qui remonte à ses origines. Sa crise moderne comme toutes celles qui la précédèrent est issue de la chute. Or crise veut dire jugement, jugement sur le péché, car face à la condition de l’homme, nous voyons se dresser la perfection de Dieu. Le péché est un détour déloyal et une rébellion éthique, une trahison et une transgression, l’erreur fatale qui éloigne l’homme de la source de la vie. Il a un caractère radical et total. L’Écriture sainte le décrit avec un réalisme sans complaisance. Elle en dénonce les effets dévastateurs sur l’existence historique de l’homme et même sur celle d’après! Or c’est à l’homme pécheur qu’est aussi annoncée la bonne nouvelle. Christ est venu chercher et trouver celui qui est perdu.
Être pécheur ce n’est pas donner simplement des signes de faits secondaires ou périphériques. C’est se trouver dans la perdition totale. L’Écriture ne relativise ce fait nulle part. La vie loin de Dieu et de son Christ, c’est la mort. « Celui qui pèche contre moi nuit à son âme; tous ceux qui me haïssent aiment la mort », dit le Seigneur Dieu (Pr 8.36). C’est vivre alors sous le jugement irréversible de Dieu, c’est mener son existence dans les ténèbres épaisses et la consommer dans la futilité. Sa condition rend l’homme aveugle à ses propres yeux. C’est la raison de toutes ses interrogations sur lui-même et de toutes ses problématiques. Nous avons déjà noté l’impossibilité qu’il y avait pour l’homme de se connaître. L’Écriture le met en garde à la fois contre l’autoportrait complaisant qu’il aime à tracer de lui-même et contre le désespoir absolu qui aboutit à la mort.
Mais qui est l’homme? À cette question nous donnerons une définition « circulaire », avec ceci de particulier que le « cercle » commencera avec Dieu pour aboutir, de nouveau à Dieu : l’homme est homme!
Dieu se présente à lui sous des traits connaissables. Par moments, il se sert d’un langage anthropomorphique. Toutefois, Dieu tient aussi compte du fait que l’homme est incapable de se connaître, à cause des lunettes déformantes avec lesquelles il observe l’ensemble de la réalité créée. Le péché a produit sur l’esprit et intelligence de l’homme des effets déformants (noétiques). Au début, Adam se trouvait en communion et en communication sans entrave avec Dieu. De ce fait, il savait qui il était et ce à quoi il se destinait. Il avait même été chargé d’une mission culturelle.
La chute a rompu la communion et a corrompu la communication. Contrairement à la théologie barthienne, nous ne dirons pas que Dieu est essentiellement incommunicable à l’homme. Si incommunicabilité il y a, celle-ci est due exclusivement aux effets noétiques produits sur l’homme par le péché. À partir de la chute, l’homme autonome se tient pour la mesure absolue de toutes choses. Or, ce n’est que dans la lumière de Dieu que nous verrons la lumière (Ps 36.10). L’homme autonome et autarcique se dit générateur de lumière, fondateur de sens, norme et mesure de morale. Il se définit comme Homo sapiens ou Homo faber. En réalité, il n’est qu’Homo religiosus. Comment donc pourrait-il se suffire? C’est à son insu qu’il est préservé des effets absolument destructeurs de son péché. La grâce générale, ou préventive, l’empêche de se désintégrer totalement avant d’entendre la Parole de l’espérance. Il n’a de mouvement, d’être et de vie qu’en Dieu.
Du fait de la grâce générale, l’homme, même aliéné de Dieu, peut saisir des aspects de la vérité divine. Il peut, quoique maladroitement, accorder un sens aux objets et aux réalités. Bien que totalement corrompu, il ne l’est donc pas absolument. En cela, il nous rappelle le mercenaire qui s’enrichit des rapines amassées au détriment du propriétaire légal. La connaissance que l’homme cherche à établir sur sa propre personne est en partie possible. Mais ce sera sa régénération qui la lui accordera de manière claire, suffisante et nécessaire. La chute n’a pas cherché à préserver le système analogique de la connaissance, elle a tenté d’établir un système autonome et autarcique original. L’homme déchu proclame virtuellement que Dieu n’est pas le souverain. Par conséquent, il se dit libre d’en rejeter le commandement. La seule vérité, la seule réalité et la seule bonté sont celles que l’homme choisit et établit de son propre chef. La démarche de l’homme-Adam a été l’acte concret irrationnel par excellence. Dès lors, il ne reconnaît que le hasard ou la chance. Il se représente la réalité qu’il confond précisément avec ce qu’il se représente et observe à l’aide de ses lunettes déformantes, celle de sa raison autonome complètement faussée.
Qui faut-il placer au centre? Dieu ou l’homme? En choisissant l’homme, nous refuserions toute révélation accordée de la part de Dieu. Certes, dans ce cas, on peut bien parler encore d’un Dieu qui existe, mais celui-ci reste mystère et on ne peut en parler qu’en langage symbolique (Paul Tillich). Dieu sera l’Être inaccessible. Il serait impossible de discourir sur lui. Parti avec une telle présupposition, l’homme peut fabriquer un Dieu selon son image et sa ressemblance; certains théologiens modernes n’ont pas manqué de s’offrir ce luxe!
Mais l’homme devra se regarder à la lumière de la croix, car au pied de celle-ci il se verra tel qu’il est. Il mesurera la tragédie de sa condition. Ainsi que l’écrivait Karl Barth, devant la croix l’homme se rend compte de la gravité de sa situation; là, il ne peut pas faire comme un chien mouillé qui se secoue et s’en va tout content! Là, il se sait vraiment pécheur, il comprend qu’il a causé la mort du Fils de Dieu.
C’est sur cette crise profonde que le parfait connaisseur de l’homme était précisément venu mettre le doigt. Non pas pour dénoncer, mais afin de guérir. Pour que les aveugles recouvrent la vue, que les boiteux se mettent à marcher et que les opprimés soient délivrés.
« Car, le mystère fondamental de l’homme que l’on cherche à élucider avec tant de passion, au milieu de toutes ses contradictions, échappe à toute analyse, à toute exploration, à toute médiation humaine. Toutes se placent sur un sol qui se dérobe sous ses pieds. L’anthropocentrisme moderne, cette nouvelle surévaluation de l’homme au détriment du théocentrisme, opère une amputation essentielle dans son existence alors qu’on s’imagine s’occuper sérieusement de l’homme et lui accorder l’honneur qui lui serait dû » (A. Grelot).
Toutes les interrogations portées sur sa personne, en présence d’une multiplicité d’interprétations aussi impressionnante que contradictoire, toutes les conceptions et les idées de l’homme crient sa faim et, en définitive, sont un déchirant appel au secours.
Le chrétien, témoin par excellence du Sauveur, parlera autrement au milieu des imposteurs. Il prononcera le message de l’espérance. Dans un monde brisé par une activité démentielle, il assumera une double mission : comprendre le monde brisé, auquel il appartient par sa naissance, puis évaluer la nature exacte de sa mission et les limites de celle-ci. La première démarche implique une critique. La seconde engage une œuvre de compassion. Il s’agit d’une part de dénoncer le monergisme de la praxis omnivore et aliénante, d’autre part de plaider en faveur de la complémentarité de la pistis (la foi) et de la praxis (l’acte)2.
C’est la Parole inscripturée, au contenu propositionnel et au caractère historico-rédempteur, qui fournira les éléments du diagnostic et les prescriptions pour le remède.
Nous ne pourrons pas faire l’économie de cette question essentielle, vieille comme l’humanité : « Qu’est-ce que l’homme? », si nous voulons comprendre la nature de sa crise.
« Réaliser la construction humaine, celle de la société nouvelle, en mettant entre parenthèses cette question fondamentale et ultime, c’est ne rien bâtir, mais encore au contraire dérober sous ses pieds le sol sur lequel il peut se tenir. »
L’Écriture offre un portrait réaliste de l’homme. C’est elle qui lui accorde la place prééminente. Si elle souligne les traits profondément abîmés de ce portrait, elle ne le fait jamais dans l’intention malveillante de le dénigrer. Ce ne sont pas les thuriféraires de l’homme et leur sournoise manipulation qui nous feront oublier la condition véritable de l’homme.
Si l’Écriture nous fait découvrir la vraie nature et l’origine de la crise, n’oublions pas qu’elle nous annonce également une crise à venir encore plus vaste et plus redoutable. Les déclarations bibliques annoncent un temps de détresse qui, par instants, sera insupportable. La crise aboutira à son paroxysme. Jusqu’à ce qu’apparaisse enfin dans sa plénitude totale la victoire du Christ de Dieu. Dans cette attente, nous pouvons chaque jour placer notre histoire et celle des hommes sous les projecteurs de sa Parole de jugement et de grâce. Mais jusqu’à la fin, jusqu’à ce que Dieu exécute ses desseins, nous pourrons véritablement espérer contre toute espérance. Tournons-nous donc vers elle. L’espérance vivante nous fait vivre jour après jour dans un monde brisé, au milieu d’hommes égarés. Elle ne trompe pas; elle sera notre force et notre lumière jusqu’à l’accomplissement de la transformation radicale des cieux et de la terre.
Notes
1. Alain, Propos.
2. André Biéler, Une Politique de l’espérance.