La providence
La providence
Reconnaissons-le franchement; l’idée même du hasard et la conviction que lui seul compte sont l’aveu de notre ignorance et de nos limites. C’est ainsi, et dans cette fâcheuse posture de notre condition humaine, notre mauvaise humeur ou notre colère n’y peuvent rien. Tout ce qui nous reste comme recours, c’est de nous livrer à des suppositions plus ou moins ingénieuses quant à la marche des choses, du monde et de notre existence. Et nous ne nous en privons pas! Mais avons-nous des certitudes rationnelles? Il semble bien que non, car toutes nos théories ne sont que des opinions humaines, des tentatives d’explication, une façon approximative de saisir la réalité, des interprétations multiples et contradictoires. Que savons-nous au juste hors de nos conjectures? Malgré nos expériences et en dépit de nos explorations, le mystère persiste, impénétrable et oppressant, et lorsque nous tâtonnons et trébuchons dans la nuit opaque, il nous arrive de trembler, de peur ou de rage. D’où viendra la lumière et comment éclairer le labeur de notre vie? L’homo sapiens en est encore réduit à ronger ses ongles d’impatience, à n’être qu’une sorte d’automate égaré ou de prisonnier résigné. Alors, il se donne des semblants de certitudes : « le hasard fit »… « la chance a souri »… « la fatalité a voulu »…!
Je me souviens de l’illustration de Cornelius van Til, théologien réformé, décrivant cette condition de l’homme :
« L’homme, écrit-il, est plongé dans un immense océan, qui s’appelle hasard. Paradoxalement, lui-même est fait de la même matière; il est dû, à ses propres yeux, au hasard. Et lorsqu’il s’y débat et cherche à se libérer de cette situation, que fait-il? Il s’ingénie à fabriquer une échelle, qui à son tour est faite de la même substance. Il ne peut l’appuyer sur aucun endroit solide pour grimper et sortir. Dérision ou désespoir? »
Van Til explique avec sa remarquable lucidité la situation véritable, dérisoire et désespérée, de l’homme incroyant.
À moins, bien sûr, que celui-ci ne rencontre Dieu et sa providence. C’est l’unique endroit sur lequel il puisse s’appuyer pour sortir de son océan de perdition.
Le Dieu Créateur ayant achevé l’univers ne livre pas sa création à la chance. Il ne l’abandonne pas comme l’imaginait Voltaire lorsqu’il assimilait l’œuvre du Créateur à celle d’un horloger. En revanche, à chaque instant, il se penche sur l’ouvrage de son Esprit et de son cœur. Alors, à quoi bon nous faire d’autres idées sur Dieu, sur le monde et sur nous-mêmes?
Pourquoi nous accrocher à l’idée que ce sont les étoiles qui président à nos destinées et chercher la vérité dans les mensonges qui ne peuvent nous consoler un seul instant et pourquoi consulter les signes du zodiaque? Quelle raison avons-nous de porter ces stupides amulettes, porte-bonheur et autres, ou de nous livrer aux superstitions les plus naïves et les plus grossières?
La certitude que Dieu est le Créateur nous empoigne et nous place sur une autre échelle qui nous conduit vers une certitude encore plus grande : celle qu’il est aussi la Providence et que c’est bien son soin qui donne le souffle à la créature. Le lys ordinaire des champs comme le moinillon qui voltige dans les airs ne peuvent se maintenir en vie sans sa volonté. Figurez-vous que même les cheveux de notre tête n’échappent pas à son œil bienveillant! Les voies des galaxies ont été tracées par son plan. Le mécanisme complexe des corps célestes n’échappe pas à sa sollicitude. Il est l’Alpha et l’Oméga, le Commencement et la Fin, celui qui ordonne, préside et fait tout cheminer vers sa destinée finale.
Le mot « providence » ne se rencontre pas dans l’Écriture. Il nous vient du latin « pro-video », prévoir. Mais l’idée est imprimée sur chacune de ses pages (Ps 31.16; 104.27; Ac 17.25; Jr 5.22). L’illustration la plus frappante de la providence divine présidant la destinée apparemment tragique d’un homme nous est donnée dans la vie du jeune Joseph. Victime des pires machinations, même de la part de ses propres frères, cet homme, après avoir parcouru un chemin parsemé d’épreuves et d’embûches dans l’obéissance à son Dieu, rend cet émouvant témoignage à la fidélité du Dieu de providence : « Vous aviez formé le projet de me faire du mal, Dieu l’a transformé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui et pour sauver la vie d’un peuple nombreux » (Gn 50.20).
Providence de Dieu et prédestination sont en vérité les deux faces de la même médaille. L’une et l’autre nous préservent de sombrer dans l’idée de l’accident absurde ou de la mauvaise fortune. Nous savoir l’objet de ses soins malgré l’accident, au milieu même du tourbillon que nous traversons, voilà la force qui fait obstacle à une soumission fataliste, à l’acceptation d’une volonté inexorable et aveugle. Alors, au lieu de gémir, nous saurons que les voies apparemment tortueuses sont des lignes courbes par lesquelles Dieu écrit l’histoire droite de notre existence!
Les « chaos » et « cosmos », deux mots d’origine grecque avec lesquels nous sommes familiarisés à cause de l’actualité, expriment deux pôles opposés. Auprès de Dieu, il n’y a pas de chaos ou de désordre, mais seulement cosmos, ordre, dessein, finalité intelligente. Ainsi, malgré les apparences, ma vie personnelle a une raison et je n’ai que faire des explications sur la chance. Le hasard n’a pas la réponse aux questions troublantes de la vie, lorsque tel ou tel événement me plonge dans la perplexité ou dans la souffrance. Mes interrogations les plus inquiétantes, je puis les poser à Dieu mon Créateur, ma Providence. C’est lui qui me rassure : « Tu n’es pas la victime sans défense de ce qui survient en ce moment ni la proie d’une fatalité aveugle et impersonnelle; ce ne sont pas des forces capricieuses qui t’ont terrassé pour te blesser et te plonger dans l’amertume. Tu n’as rien d’un pion sur l’échiquier mondial, sacrifié par le déterminisme inflexible d’une cause première sans cœur ni entrailles! Je suis ton Dieu, qui t’ai créé, ton Père qui veille, ta Providence qui secourt. »
Si Dieu est immuable, il n’est pas immobile. Il écoute même la supplication que je lui adresse, il en est touché, il l’exauce lorsqu’elle s’accorde avec sa volonté, car ma prière n’obligera pas Dieu à faire ce qui se trouve en contradiction avec son plan. La prière chrétienne s’aligne sur sa volonté pour servir de canal à travers lequel Dieu poursuit ses œuvres providentielles. Il y a donc une place pour la prière dans la vaste et complexe organisation de notre existence.
Mais je sens venir des objections — invariablement les mêmes — qui annoncent sans doute une recherche et une soif de certitude plus grande. Tout au moins, c’est ainsi que je les reçois. Voilà, me direz-vous :
1. Si Dieu, souveraine providence, est présent et actif et si son plan inclut tout, alors ne serait-il pas l’auteur du mal? — Je réponds catégoriquement non! Il ne l’est pas. Dieu donne l’énergie à sa créature qu’il a créée libre. Il en détermine l’action à sa manière divine et mystérieuse. Mais c’est l’homme qui demeure l’unique responsable du mal.
2. Et puis, si Dieu détermine tout, quel sens peut encore revêtir la liberté de l’homme? — Je constate une fois de plus la responsabilité entière de l’homme. Dieu le presse d’agir avec les moyens qui sont à sa disposition. Il est donc entièrement libre et si Dieu détermine tout, il le fait de telle façon qu’il ne porte aucune entrave à notre responsabilité; celle-ci reste intacte, mais notre liberté est placée à l’intérieur de la volonté divine.
Voyez comment l’oiseau qui vole dans l’air et le poisson qui nage dans les eaux sont l’un et l’autre libres, à condition de rester dans leur environnement naturel.
3. Mais si Dieu est souverain, l’offre de salut est-elle encore valable? — Certainement, car l’Évangile tout entier n’est qu’invitation pressante à croire en l’offre de Dieu et à se convertir. « Venez à moi », dit Jésus. « Tournez vos regards vers moi et vous serez sauvés », proclame Dieu par la bouche de ses prophètes. Ce sont là deux vérités complémentaires et nullement contradictoires.
4. Enfin, si Dieu est la providence, y a-t-il vraiment un élément surnaturel dans le cours ordinaire de la vie et des événements? — En général, Dieu opère avec les lois de la nature. Mais il n’en est pas prisonnier et reste libre de les dépasser. Il le fait en faisant intervenir d’autres lois supérieures à celle de la nature. Prenons un exemple technique moderne : le vol d’un avion. Un avion moderne, avec le tonnage qu’il représente, semble violer les lois de la gravitation. Mais nous savons que c’est la loi de l’aérodynamique qui le maintient dans les airs et que cette loi est supérieure à celle de la gravitation. De la même manière, Dieu fait irruption dans la nature et y introduit une loi spirituelle supérieure à la loi physique. Dieu modifie cette dernière, mais ne la viole pas.
Beaucoup de fausses idées ont couru sur la providence, telle cette idée humaniste de Dieu le représentant comme un être débonnaire, « le bon Dieu » populaire, personnage falot que l’on ne révère que pour mieux en soutirer des bénéfices… Voilà ce qui est tout à fait étranger au Dieu de la providence. La providence divine se révèle aux yeux de la foi; elle invite à croire et à obéir. L’obéissance nous permettra de connaître une partie — la partie essentielle — du mystère de la providence. Alors, celui qui marche dans les ténèbres verra la clarté, il saura où Dieu mène sa création. Le plan divin nous appelle d’abord à croire en lui. Crois-tu à ce Dieu? Je ne te dirai pas « Bonne chance! », mais je t’invite à croire; alors seulement tu comprendras.