L'esprit de la Réforme
L'esprit de la Réforme
Née dans la tourmente, la foi des réformateurs ne pouvait pas ne pas tenir compte des faits, ne pouvait pas surtout s’épanouir pacifiquement, puisque l’on vivait alors sur pied de guerre. Que la doctrine des réformateurs ait reçu de ce fait une empreinte tragique, empreinte particulièrement visible dans l’œuvre théologique de Calvin, nous ne saurions en être fort étonnés. Citons néanmoins ici un mot du grand historien catholique Imbard de la Tour : « L’erreur de la Réforme a été de mettre l’accent sur la puissance arbitraire de Dieu, non sur l’amour. »
Il y a là un magnifique thème de discussion : Nous n’avons pas la présomption de l’examiner dans cette brève étude. Disons seulement que les pratiques de l’Église médiévale avaient si fortement dénaturé les notions fondamentales des Écritures qu’un redressement a été opéré : Soyons-en reconnaissants. Quant à mesurer la justesse du travail accompli, à juger de la sagesse des thèses soutenues, à regretter peut-être la manière dont les réformateurs ont interprété le patrimoine spirituel de l’Église, c’est une tâche qui mérite d’être affrontée, mais je n’ai pas la compétence voulue pour entamer un tel débat.
Essayons de discerner l’esprit de la Réforme, en marquant les diverses tendances qui ont présidé tour à tour à sa formation première et à son développement ultérieur.
1. Chez les humanistes
Il paraît incontestable que les humanistes de la fin du 15e siècle et des premières années du 16e ont été pour beaucoup dans la genèse du mouvement réformateur, bien que plus tard la majorité d’entre eux ait craint les conséquences du bouleversement qui s’effectuait sous leurs yeux.
La part des humanistes a consisté dans une critique nécessaire des méthodes surannées en usage dans les universités. Ce que nous savons de l’enseignement justifie pleinement cette critique. À cet égard, il faut avouer qu’Érasme en particulier a réellement contribué à préparer la Réforme, et que la publication du Nouveau Testament grec fut un précieux élément dans la grande discussion qui commençait alors. Cela n’infirme pas les observations de plusieurs historiens, qui soulignent l’attitude des humanistes hostiles au protestantisme.
2. Chez les réformateurs
Le frisson qui parcourut l’Allemagne entre 1517 et 1521 est bien le signe d’un enfantement. Le geste du moine placardant ses thèses a réellement quelque chose de prophétique, et le retentissement de cet acte atteste que des centaines de milliers d’hommes attendaient un message. Ce message est venu; et dès lors, il y a eu une nouvelle espérance. Les écrits réformateurs de 1520 ont été non seulement lus, mais compris. Ici, l’on mesure le chemin parcouru depuis les jours de Wyclif : L’excès des ténèbres a fait âprement désirer le retour de la lumière. Et la lumière est venue. Les âmes qui ont connu la dévotion stérile, la prière monotone, le prosternement bigot et l’horrible peur de l’enfer, ces âmes aperçoivent une clarté inconnue, et un espoir tout nouveau s’empare d’elles.
Ce moine, qui a eu la hardiesse de dire que le pape se trompe, que la vérité est dans l’Évangile du Christ, ce moine qui va comparaître devant Charles Quint, malgré le cruel souvenir de Jean Huss, ce moine est salué par une foule enthousiaste. Il prêche à Erfurt devant un auditoire immense, et l’on a cette remarque d’un témoin :
« Quand il parlait de la vertu de la foi, de la vanité de toute œuvre humaine et du chemin du ciel fermé depuis tant de siècles, tous les cœurs se fondaient à sa parole comme la neige au printemps. »
L’esprit de la Réforme chez les réformateurs a eu — c’est indéniable — le caractère d’une profonde allégresse en présence du don ineffable de Dieu en Christ.
Comme l’a écrit un Français, à propos de Luther justement :
« Don magnifique et vivifiant de Dieu, la foi crée chez l’homme un désir constant de ne point rester indigne de son nouvel état, c’est-à-dire l’état du fidèle qui se sait pardonné. »
Oui, allégresse, car les promesses de Dieu sont véritables; le pardon est donné en Jésus-Christ, et c’est le privilège de l’Église, reconstituée sur le fondement des saintes Écritures, d’annoncer « tout le conseil de Dieu ».
Allégresse et liberté!
Il est impossible de définir l’esprit de la Réforme sans prononcer le mot liberté; mais à peine l’a-t-on prononcé qu’il faut en marquer le vrai sens, sous peine d’engendrer de regrettables malentendus. Écoutons les remarques d’André Bertrand :
« Si les luttes qui ont marqué l’avènement de la Réforme peuvent être définies comme le heurt de deux autorités — Église et Bible — comment se fait-il qu’on les considère généralement comme ayant été provoquées par les revendications de la liberté contre l’autorité? En formulant son principe de “l’autorité des saintes Écritures”, le protestantisme ne devenait-il pas, à sa manière, une religion d’autorité? D’où vient donc qu’il ait fait figure, à travers les siècles, de défenseurs permanents de la liberté, et qu’il soit universellement considéré comme le représentant attitré de l’individualisme religieux? Comment, en un mot, la liberté s’est-elle établie au cœur d’un système d’où elle semblait radicalement exclue? »
Et Bertrand montre que, dans la foi réformée, il y a autorité de Dieu sur la vie des fidèles sans quoi l’on ne saurait plus voir en elle une religion. Et non seulement il y a autorité, mais encore la Réforme a donné à cette mainmise de Dieu sur la vie du chrétien un caractère de totalité, d’absoluité sans doute unique dans l’histoire de l’Église. La doctrine réformée a l’impérieuse préoccupation d’enlever à l’homme tout prétexte à s’enorgueillir et de restaurer dans sa plénitude la souveraineté de Dieu.
Et voici l’explication de l’apparente contradiction déjà signalée : Plus l’autorité de Dieu sera affirmée avec force et plus intolérables deviendront à côté d’elles les autorités humaines. Revendiquer une pleine indépendance à l’égard des institutions ou des hommes comme un droit de sa personnalité, c’est une démarche précaire, car la dépendance de l’individu à l’égard de la société est toujours un fait et souvent un devoir. On ne sait pas de façon précise si l’individu est en droit d’affirmer contre la collectivité. Mais là où l’homme se dresse contre les autorités contingentes et relatives au nom d’une autorité absolue à laquelle il a voué sa vie, sa libération est totale et définitive… Toute tentative pour contraindre l’âme apparaît comme une usurpation des droits de Dieu. À la base de cette revendication de la liberté, nous découvrons un sentiment grave et pur : le respect pour l’autorité de Dieu.
Conclusion : La liberté protestante n’est donc pas anarchie. Elle est soumission à la seule autorité historique, refus de reconnaître à quelque autorité historique que ce soit les droits absolus réservés à Dieu seul. La liberté ainsi comprise n’est point un fruit de la philosophie du 18e siècle; elle est issue de la foi évangélique du 16e.
Mais l’autorité de la Bible, comment va-t-elle se manifester? C’est ici que Calvin fait intervenir le témoignage intérieur du Saint-Esprit. Essayons de bien marquer la portée de ce terme : Toute certitude demeure sujette à discussion aussi longtemps qu’elle ne plonge pas ses racines dans les profondeurs de la conscience individuelle; l’autorité elle-même doit se faire admettre par l’individu avant de formuler ses conclusions et ses ordres. L’homme ne peut se dispenser de prendre une décision personnelle : Avant d’obéir à l’autorité dans les nombreux cas où celle-ci tracera la route à suivre, il faut une détermination initiale, par laquelle l’individu accepte en principe la légitimité de cette autorité.
La Réforme du 16e siècle a senti qu’il y avait là un élément nécessaire; elle s’est efforcée de conserver à la certitude religieuse un caractère à la fois surnaturel et personnel. Lorsque le chrétien reconnaît dans la Bible la Parole de Dieu, sa conviction ne repose pas sur un jugement arbitraire, personnel, relatif aux dispositions de son esprit; elle est le fruit de l’autorité divine que la vérité exerce, par son seul contact, sur les esprits qui s’ouvrent à elle. Mais précisément parce que c’est l’Esprit même de Dieu dont le témoignage imprime souverainement en nous la vérité, ni homme ni Églises n’ont à nous exposer ses titres à notre créance; elle a de quoi se faire connaître elle-même à nous-mêmes. Ainsi, Calvin se réfère à une instance surnaturelle, qui exclut l’arbitraire et le « sens propre ».
Et ici, l’auteur de l’Institution déclare :
« L’Écriture a de quoi se faire connaître, voir d’un sentiment aussi notoire et infaillible comme ont les choses blanches ou noires de montrer leur couleur, et les choses douces ou amères de montrer leur saveur. »
Le croyant trouve dans le message biblique les affirmations sur le péché en général, sur son péché personnel, sur le repentir nécessaire, sur le pardon promis; et tout cela éveille un écho dans son cœur. Dans la Bible et dans son cœur, c’est un même Esprit qui tient un même langage; l’inspiration biblique n’exclut pas l’inspiration individuelle; au contraire, elle la fortifie, elle l’exalte et la précise. Il y aura des obstacles à surmonter, des incertitudes à dissiper, certes, mais le secours viendra.
Si, pour le catholique, la décision personnelle n’intervient qu’une fois, au début de sa vie chrétienne, lorsqu’il affirme sa foi implicite en l’enseignement de l’Église, pour le protestant, elle se retrouve à chaque étape de son développement. Il ne s’agit pas pour lui d’être convaincu, une fois pour toutes par l’autorité de la Bible; il s’agit de rester en contact jour après jour avec une vérité qui ne cesse de se révéler à lui comme assimilable, vivante, capable de s’imposer à chaque chrétien personnellement, par sa valeur propre.