L'Église sous la croix (6) - Le martyre de la légion thébaine sous Dioclétien et Maximien (285 – 286)
L'Église sous la croix (6) - Le martyre de la légion thébaine sous Dioclétien et Maximien (285 – 286)
Je vous ai déjà présenté une série d’articles sur le thème de l’Église sous la croix, c’est-à-dire l’Église persécutée par les ennemis de Jésus-Christ d’une façon ou d’une autre. Cette persécution n’est pas seulement le fait du passé, mais elle est bien vivante aujourd’hui. On sait d’ailleurs que l’Église chrétienne n’a jamais autant été persécutée qu’au 20e siècle, et cela continue dans bien des pays au 21e siècle. L’histoire que je voudrais raconter dans cet article remonte pourtant au début de l’ère chrétienne, plus précisément à la fin du 3e siècle, vers la fin de l’an 285 ou le début de l’an 286 de l’ère chrétienne. J’emprunte ce récit — en l’adaptant — à un livre paru en 1993 sous le titre Des Actes de l’Église, livre écrit par Jean-Marc Berthoud, un grand apologiste de la foi chrétienne qui brosse dans son ouvrage le portrait de chrétiens courageux au cours des âges.
À l’époque qui nous intéresse, l’Empire romain domine toujours sur l’Occident. Rome, malgré des difficultés croissantes et les craquements que laisse entendre de toutes parts son immense Empire, demeure la maîtresse du bassin méditerranéen. Les cantons romands de Suisse, où notre récit se situe, font partie de la province des Gaules. Les routes romaines qui mènent de l’Italie vers les marches rhénanes et danubiennes de l’Empire, frontières dressées contre les barbares venant du nord, traversent les Alpes par des passages précis, comme le fameux col du Grand-Saint-Bernard, qu’Hannibal avait franchi avec ses troupes et ses éléphants plusieurs siècles auparavant pour aller conquérir Rome.
En l’an 284, Dioclétien, valeureux général dalmate, est porté à la charge suprême de l’Empire, celle d’empereur, par les acclamations de son armée. Conscient du délabrement de l’État, cet administrateur de génie s’attaque à la réorganisation de l’Empire et prend des mesures énergiques pour repousser ses ennemis tant du dedans que du dehors. Il divise d’abord la charge trop lourde du gouvernement unique en deux, associant en 286 son compagnon de combat Maximien au gouvernement de l’Occident. Puis, au début de 293, il établit ce qu’on appelle la tétrarchie, ou gouvernement des quatre, en partageant le pouvoir des deux empereurs, qu’on appelle les Augustes, avec leurs dauphins, nommés César. Dioclétien établit le pouvoir entre les mains de la tétrarchie et impose à l’Empire un étatisme administratif, économique et financier qui pèse d’un poids écrasant sur tous les citoyens. L’autorité centrale décide de tout, et ramène tout à elle. L’État apparaît alors dans cette conception comme une personne, unissant en un groupe solidaire tous les individus; et l’empereur incarne l’État. Les citoyens sont d’abord les membres de l’État, ensuite seulement des hommes. Rien n’est légitime que ce que dit ou fait l’État, dont les intérêts dominent sans cesse ceux des particuliers.
Cette puissante administration étatique est soutenue par deux piliers : tout d’abord l’armée, qui est toujours maîtresse de la nomination des empereurs, d’autre part la religion. On voit se développer de plus en plus l’idée de l’empereur divin : sous l’empereur Aurélien, qui précède Dioclétien de quelques années, l’empereur est déclaré Dieu. Il va diriger toutes les activités religieuses. On inaugure un temple où il sera adoré par un nouveau groupe de prêtres. Il se fait attribuer le titre latin de Deus et Dominus, c’est-à-dire Dieu et Seigneur. Cela signifie qu’il peut se comporter envers l’Empire comme un propriétaire. Dioclétien, par ses réformes, pousse à son comble cette tendance centralisatrice et étatisante. Lui aussi assume de son vivant la divinité, prenant le titre de Jupiter et attribuant à son associé, Maximien, celui d’Hercule, personnage de la mythologie gréco-romaine considéré comme un fils de Jupiter.
Les empereurs romains d’alors, afin de cimenter l’unité de l’Empire, menacée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, avaient non seulement établi une administration étatique très puissante et centralisatrice, mais s’étaient aussi déclarés dieux eux-mêmes, attendant de tout habitant de l’Empire qu’on les vénère comme tels.
Cette confusion entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel avait commencé trois siècles auparavant, avec le premier empereur romain Auguste, et avait conduit à la divinisation progressive du pouvoir, dans la ligne suivie par les monarchies divinisées d’Orient, celles de l’Égypte, de Babylone, du royaume des Mèdes et des Perses, de l’Empire d’Alexandre le Grand. Au départ, c’est au moment de leur mort, sur leur bûcher funéraire, que les empereurs étaient déclarés divins, au cours d’un rite consacré par la procession circulaire des prêtres, au moment où l’on faisait s’échapper un aigle censé emporter l’âme du prince. Cette divinisation, s’étendant souvent à l’impératrice, parfois à tout le groupe familial, était venue à son comble avec l’empereur Dioclétien qui s’était de son vivant même décerné le double titre de Dieu et Seigneur. Or tout totalitarisme naît inévitablement de la confusion des pouvoirs, de la fusion du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Cela s’est vérifié de nombreuses fois au cours de l’histoire.
Il est évident qu’une telle divinisation du pouvoir, une telle affirmation de la souveraineté absolue de l’État impérial ne pouvait éviter d’entrer en conflit brutal avec les habitants de l’Empire qui se réclamaient d’une autre seigneurie, plus absolue encore, celle de Jésus-Christ, le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois. C’est à ce Suzerain suprême qu’au dernier jour tous ceux qui exercent un pouvoir sur terre devront rendre compte. Ses disciples, ceux qui se nomment chrétiens, quoique désirant le bien de l’Empire et étant décidés à rendre à César tout ce qui appartenait à César, étaient cependant déterminés à ne rendre à l’empereur aucun des honneurs et des droits qui appartiennent à Dieu seul. Une telle divinisation explicite du pouvoir par Dioclétien devait immanquablement, conduire, tôt ou tard, à la persécution de l’Église. C’est ce qui se produisit avec ce qu’on appelle la grande persécution, qui dura de 303 à 313. Ce fut la dernière et la plus sauvage des attaques que l’Empire païen dirigea contre le christianisme.
Mais les événements qui nous intéressent eurent lieu au début du règne de Dioclétien et de Maximien, quelque vingt ans avant cette grande persécution. Maître de l’État, Dioclétien chercha immédiatement à rétablir la paix dans un Empire ravagé par les incursions des barbares et par des séditions intérieures. Après avoir lui-même repoussé l’invasion germanique sur le Rhin en 284, il expédia, à la fin de 285, son consort Maximien en Gaule pour mettre fin à la révolte des Bagaudes, bandes pillardes de paysans arrachés à leurs terres par les invasions germaniques et qui ravageaient villes et campagnes. C’est ainsi que l’armée de Maximien franchit le col du Grand-Saint-Bernard et établit son campement dans la ville d’Octodure. C’est dans ces circonstances historiques qu’eut lieu le martyre de la légion thébaine qui nous intéresse particulièrement.
Les 33 à 35 légions romaines du temps de Dioclétien étaient chacune composée de quelque 6800 soldats. Les légions étaient ordinairement fixées sur les frontières afin d’assurer la garde de l’Empire. Pour des expéditions particulières, telle la répression de la révolte des Bagaudes en Gaule, le commandement militaire impérial constituait une armée spéciale en rassemblant des détachements tirés des diverses légions dont on diminuait temporairement les effectifs. C’est ainsi que l’armée de Maximien comportait une vexillation, nom que l’on donnait à un détachement. Dans le cas qui nous intéresse, cette vexillation était de la grandeur approximative d’une cohorte, comportant 550 fantassins et 132 cavaliers. Ce détachement était tiré de la deuxième légion trajane ordinairement fixée en Haute-Égypte, plus exactement dans la ville de Thèbes, d’où son nom de légion thébaine. Cette cohorte de Thébains avait déjà combattu en Gaule, ayant assisté au siège de la ville d’Autun en 269. Elle était entièrement composée de soldats chrétiens.
En descendant le Grand-Saint-Bernard, cette cohorte de soldats et d’officiers chrétiens se rendit compte que la prestation de serment de loyauté à l’empereur Maximien, qui devait précéder le rassemblement général des troupes à Octodure et l’offensive contre les Bagaudes, n’allait pas être la simple formalité militaire habituelle. Elle comporterait un sacrifice offert aux dieux, cérémonie religieuse idolâtre à laquelle les chrétiens ne pouvaient en aucune circonstance participer. D’un commun accord, la décision fut prise de brûler l’étape d’Octodure et d’attendre le gros de l’armée dans le défilé d’Agaune. Ces légionnaires chrétiens espéraient ainsi éviter la confrontation religieuse avec l’empereur que provoquerait inévitablement tout refus de sacrifier aux dieux païens. Car si l’Église admettait sans autre difficulté la légitimité de la fonction militaire et du serment de loyauté qu’impliquait cette fonction (et qui, depuis toujours, était prêté par la troupe lors de toute nouvelle campagne), en revanche, tout sacrifice aux dieux, acte foncièrement religieux, était refusé avec la dernière énergie, quelles que puissent en être, par ailleurs, les conséquences.
La légion thébaine était dirigée par un soldat du nom de Maurice. Il s’agissait en fait d’une cohorte comprenant environ 550 fantassins et 132 cavaliers, tous des soldats chrétiens. L’empereur Maximien, apprenant qu’une cohorte avait dépassé le camp impérial, lui communiqua l’ordre de le rejoindre à Octodure, tout en précisant que tous devraient sacrifier aux dieux. Face à cet ordre impérieux, Maurice et ses compagnons étaient conscients des conséquences terribles de leur éventuel refus. Les chrétiens sous l’Empire étaient prêts à prier pour l’empereur, à lui accorder le respect, l’honneur et l’obéissance qui lui étaient dus. Mais ils refusaient de manière absolue ce qu’on leur demandait avec insistance : c’est-à-dire adresser des prières à l’empereur en tant que Dieu, sacrifier aux dieux de l’Empire. Tout en protestant de leur entière loyauté, de leur fidélité de soldats à l’Empire et de l’injustice que constituait cette contrainte religieuse, ils refusèrent de rejoindre le lieu où devait s’offrir le culte impérial impie.
La réponse de Maximien fut fulgurante. Elle était à la fois à la mesure du danger qu’une pareille mutinerie faisait courir à son autorité nouvellement acquise de commandant en chef et d’empereur et de son propre caractère dominateur, brutal et emporté. Il condamnait la cohorte rebelle à la décimation. Selon la stricte règle militaire, l’on tirerait au sort le dixième de la troupe qui serait passé au fil de l’épée afin d’inciter les camarades à plus de réflexion. Tous refusèrent de sacrifier. La sentence fut appliquée puis l’ordre fut réitéré. Le nouveau refus, paisible et sans résistance, de Maurice et de ses compagnons entraîna une deuxième décimation. Un dernier refus amena l’extermination complète des restes de la cohorte chrétienne.
Le soir du massacre, un vétéran de l’armée romaine passant à Agaune et voyant le sol jonché de cadavres et des soldats ripaillant parmi les morts s’enquit des causes d’un spectacle si étrange dans une région paisible. On lui expliqua l’impiété et la mutinerie de la cohorte chrétienne. Victor confessa simplement que lui aussi était chrétien, ce qui lui fit sur-le-champ subir le même sort que ses compagnons d’armes, ses frères. Les corps furent enterrés sur place, sans doute dans une fosse commune, à l’endroit qui porte aujourd’hui encore le nom de Véroliez, mot qui signifie le lieu véritable du martyre. Selon les récits de la passion de saint Maurice et de ses compagnons, le 22 septembre 390, près d’un siècle après ces événements, l’évêque du lieu, Théodore, recueillit pieusement leurs restes qu’il déposa dans une chapelle construite à cet effet et adossée à la paroi qui domine la basilique actuelle.
Quelques années après les événements glorieux que nous venons de raconter, sous l’un des successeurs de Dioclétien, le persécuteur sanguinaire Maximin Daia, l’historien chrétien Eusèbe de Césarée relate la fin d’un martyr chrétien du début du 4e siècle du nom de Paul, mort en Palestine. Élevant la voix, il offrit à Dieu pour ses frères le sacrifice de ses prières, demandant que la liberté leur fût bientôt rendue; il demanda ensuite pour les juifs qu’ils se convertissent à Dieu par le Christ; puis, descendant par ordre aux peuples les plus éloignés de la vérité, il implora la même grâce pour les Samaritains. Quant aux Gentils embarrassés encore dans les ténèbres de l’erreur et de l’ignorance, il priait Dieu d’ouvrir leurs yeux à la lumière et de leur accorder de recevoir la religion véritable. Ainsi, personne n’était oublié dans cette foule nombreuse qui l’environnait. Après cela — ô ineffable douceur de l’amour! —, il pria le Dieu de toute créature pour le juge qui l’avait condamné à mort, pour les empereurs, pour le bourreau qui allait lui trancher la tête. Le bourreau et la foule entendaient cette prière; le martyr demandait que sa mort ne leur fût pas imputée comme un crime. Il priait à haute voix, et tous versaient des larmes, émus de compassion à la vue d’un innocent condamné à périr.
Dans son chapitre sur le martyre de la légion thébaine, Jean-Marc Berthoud ajoute ces paroles, par lesquelles je conclus cet article :
« Si de nos jours le christianisme se montre si faible, si pusillanime face aux assauts d’un paganisme renaissant de ses cendres, si nous éprouvons si peu de force face aux attaques de plus en plus impudentes de Satan et de ses alliés visibles ou invisibles, ne devons-nous pas en attribuer la cause, au moins en partie, au fait que nous avons négligé de méditer les exemples de foi et de fidélité à Dieu que l’histoire de l’Église nous offre avec une telle abondance dans la figure de ces modèles de chrétiens véritables, tels Maurice et ses compagnons? […]
Que de tels modèles, tirés des pages glorieuses de l’histoire chrétienne puissent nous inciter à un tel amour pour Dieu, à un même zèle, à un même esprit de sacrifice. Souvenons-nous du rocher duquel nous avons été taillés. Suivons l’exemple de ceux qui nous ont précédés dans la carrière où nous nous efforçons de marcher. N’oublions pas la communion des saints, communion par laquelle nous sommes unis par la foi avec ceux qui nous ont précédés comme membres visibles et invisibles de Jésus-Christ. N’oublions pas que l’exemple de tous les martyrs n’est rien d’autre que le rappel de ce qu’est une vie chrétienne véritable. Car cette vie qui agit dans les autres, nous dit l’apôtre Paul, se manifeste lorsque la croix du Christ agit en nous. Comme le disait Tertullien, à la fin du 3e siècle dans son Apologétique : “Le sang des martyrs est semence de chrétiens; plus les tyrans en moissonnent et plus nombreux nous devenons.” En fin de compte, ce fut ce sang librement versé par ceux qui aimaient Dieu par-dessus tout qui vint à bout du paganisme. Comme le dit le livre de l’Apocalypse (12.11), ces chrétiens ont vaincu le dragon ancien, le diable par le sang de l’Agneau et par la parole de leur témoignage, car ils n’ont pas aimé leur vie, ceux qui n’ont pas reculé devant la mort. »