Apocalypse 2 - Une politique tout autre
Apocalypse 2 - Une politique tout autre
« Écris à l’ange de l’Église de Pergame : Voici ce que dit celui qui a l’épée aiguë à deux tranchants : Je sais où tu demeures, là est le trône de Satan. Tu retiens mon nom, et tu n’as pas renié ma foi, même aux jours où Antipas, mon témoin fidèle, a été mis à mort chez vous, là où demeure Satan. Mais j’ai contre toi certains griefs : tu as là des gens qui maintiennent la doctrine de Balaam : il enseignait à Balaq à faire en sorte que les fils d’Israël trouvent une occasion de chute en mangeant des viandes sacrifiées aux idoles et en se livrant à la débauche. De même, tu as, toi aussi, des gens qui maintiennent pareillement la doctrine des Nicolaïtes. Repens-toi donc, sinon je viendrai à toi bientôt, et je les combattrai avec l’épée de ma bouche. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises! Au vainqueur, je donnerai de la manne cachée et un caillou blanc; sur ce caillou est écrit un nom nouveau que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit. »
Apocalypse 2.12-17
Ici se trouvait le célèbre temple d’Asclépios, ou Esculape, vers lequel affluaient en quête de guérison, comme dans une sorte de Lourdes de l’antiquité, d’innombrables « pèlerins » en provenance de toutes les régions d’Asie. Ils se jetaient dans la magnifique piscine de marbre du sanctuaire et ils devaient subir aussi, comme dans toute ville de ce genre, le fanatisme et la cupidité de ses habitants.
L’emblème du serpent sacré devait constituer aux yeux des chrétiens une abomination et un scandale. Ici s’érigeait encore le gigantesque autel dédié à Zeus-Sôter et à Athéna-Niképhore, principales divinités olympiennes, construit au cours du 2e siècle avant notre ère et situé à 300 mètres au-dessus de la ville. Pourtant, la divinité la plus en vue dans cette ville était Dionysos, ou Bacchus, personnification de la licence totale, dont les orgies accompagnant le culte étaient connues du monde entier. Selon un mythe, Dionysos aurait été tué par les Titans lorsque ceux-ci occupaient encore le trône de Zeus. Un rituel annuel célébrait le renouveau de la nature, car Dionysos était considéré comme le dieu de la végétation. On le représentait sous la double figure du buffle et du bouc, lié à la fois à l’agriculture et à la fertilité. Contrairement au culte de Cybèle, Dionysos personnifiait la fertilité sous l’aspect de l’extase produite par l’ivresse. Le culte de Dionysos offrait, à sa manière, une illusion de salut par l’évasion hors de la réalité à travers l’extase, dans une religion d’expérience totalement irrationnelle.
Mais ce qui vaut à Pergame le triste honneur d’être appelée le « trône de Satan », ce ne sont pas les autels que nous venons de mentionner, ni même le culte voué à l’immonde Bacchus; c’est la présence des autels, ou sanctuaires, dédiés à Trajan et à Septime Sévère. Pergame devenait ainsi le siège du culte politique par excellence. On exigeait des chrétiens, surtout ici, d’offrir de l’encens à l’image de l’empereur romain et de déclarer que César était le Seigneur (« Kaisar Kurios »).
Le culte politique par excellence, plus que la guérison promise par Esculape ou le salut par l’évasion, promettait à l’homme, au moyen de son association avec l’État, un lien et des rapports directs avec la réalité et l’ordre divins. La loi romaine et la célèbre « Pax Romana », la Paix romaine, étaient considérées comme les fondements mêmes de l’ordre divin, et César, sa manifestation visible. Sur une monnaie qu’il avait fait frapper, Valérien (253) se déclarait « le restaurateur de la terre » et son coempereur et fils Gallien inscrivait sur une autre monnaie : « Ubique Pax » (la paix sur toute la terre). L’autorité civile romaine, avec sa politique, avait tracé sa direction, défini ses buts, fixé ses objectifs; son ordre divino-humain, ayant comme fondement la loi humaine, était de nature foncièrement religieuse. La religion devenait fondamentalement l’affaire de l’État; une affaire purement politique.
Le but de la lettre adressée à Pergame consiste à lui rappeler qu’elle était devenue le trône de Satan. Et c’est contre cette loi et un tel ordre politique que retentit la Parole du Christ-Roi. En effet, partout où l’État agit comme si le bonheur de ses citoyens était son affaire exclusive et relevait de sa seule compétence — là où nos contemporains s’acharnent à établir un ordre messianique de nature politique au lieu de veiller sur la pratique de la simple justice, ce qui devrait pourtant être la mission essentielle de tout État —, celui-ci déclarera forcément la guerre contre le Dieu transcendant qui est aussi l’unique source et fondement de l’ordre et du salut pour les humains. Et la foi au Christ, seul Seigneur (« Christos Kurios ») devient la cible préférée de ses attaques démentielles.
Ce qui était vrai à l’époque de la Rome impériale l’est encore de nos jours. Mais les chrétiens ne sauraient s’accommoder d’un tel état de choses. À leur tour, ils déclareront la guerre contre toute forme d’usurpation qui, sous prétexte d’ordre politique, s’arroge des droits qui ne sont que les seules prérogatives du Dieu révélé en Christ.
Les chrétiens, anciens ou modernes, ont-ils toujours déclaré la guerre aux usurpateurs de cette espèce-là? Hélas!, sous prétexte de spiritualité et dans le sommeil de leur pieuse indifférence à l’égard des affaires du monde présent, il faut avouer que beaucoup de chrétiens ne s’occupent que de la consolation de l’âme ou de questions périphériques lors des cultes célébrés presque en catimini… À leur tour et à leur manière, ils n’espèrent, eux aussi, le salut et la libération que de leur sacro-saint État! L’usurpation par celui-ci des droits divins ne semble pas les incommoder outre mesure. Non seulement ils en prennent leur parti, mais encore, sous la fallacieuse raison du patriotisme, ils vont jusqu’à se soumettre servilement au Léviathan que l’Apocalypse nomme la grande bête. Le trône de Satan et le faux autel ecclésiastique ont fait si bon ménage à travers les siècles! Même le patriotisme baptisé chrétien peut devenir l’une des négations les plus subtiles de la seigneurie de Jésus-Christ.
L’Église de Pergame était restée fidèle et même résistante. Le terme grec de « katoiken » signifie qu’elle y a élu domicile et qu’elle y habite de manière permanente. Elle ne se contente pas seulement de la traverser; elle n’est pas simple pèlerine dans le monde! En y demeurant, elle réclamera pour le Christ les royaumes de ce monde.
Mais alors le conflit entre elle et le monde deviendra inévitable. Car Satan aussi y a élu domicile (« katoikei »). Satan réclame le pouvoir pour l’empereur, le César romain.
Pourtant, l’épée ne se trouve pas entre ses mains, mais entre celles du Christ. L’autorité du Sauveur véritable dépasse infiniment celle de l’empire terrestre. Mais si l’Église ne combat pas le César terrestre, elle finira par combattre contre le Christ. Pourtant, l’épée qu’elle porte n’est pas une épée orientale, mais une épée romaine, l’emblème même de l’autorité de Rome. Car l’autorité du Christ sera réclamée sur le terrain même du pouvoir romain. Pergame a eu ses résistants, voire son martyr : Antipas. Notons que celui-ci n’est pas un simple martyr, car le Christ le qualifie de « témoin fidèle », lui attribuant le qualificatif qu’il porte lui-même en personne.
Toutefois, s’il fait retentir sa parole, le Christ commence par menacer l’Église. Même une Église de martyrs! En son sein se trouvent ceux qui, partisans de compromissions, ont pactisé avec l’ennemi et qui, à la manière des Nicolaïtes et surtout de Balaam, accomplissent une œuvre de sape et de taupe à l’intérieur de l’Église. Ils se confondent avec le monde; ils cherchent à atténuer le scandale de la croix. Ils font des concessions aux arrogantes prétentions de Rome et vont jusqu’à faire cause commune avec le siège de Satan. Ils sont prêts à satisfaire les aspirations religieuses naturelles. C’est une félonie spirituelle que pratiquent les sectateurs et renégats de l’Église de Pergame. Des conséquences morales découleront nécessairement de cette trahison spirituelle. Or l’Église, que ce soit à Pergame ou ailleurs, ne peut associer le Christ avec le prince de ce monde. Aucune compromission ne peut être imaginée entre les deux.
Balaam, sous l’instigation de Balaq l’Amalécite, avait induit les Israélites campant en face de ce peuple païen à la débauche sexuelle et à la fornication (voir Nb 24, 25, 31). Dans la Bible, la fornication désigne aussi la pratique païenne et toute compromission de nature religieuse, notamment le fait de manger des viandes sacrifiées à des idoles.
Une double promesse est donnée à ceux qui surmonteront la tentation et qui seront vainqueurs.
La manne cachée est une substance surnaturelle. Elle symbolise la provision et la délivrance qui caractérisent l’existence quotidienne du fidèle. L’endurance et le succès de celui-ci peuvent échapper au regard du monde quant à leur cause, mais non quant à leurs effets.
La pierre blanche avait une variété de significations dans l’Empire romain. De forme cubique ou rectangulaire, c’était un bloc soit de pierre ordinaire, soit d’ivoire. Elle était le symbole de la victoire ou d’un acquittement; ou encore un ticket gratuit donné pour obtenir du pain ou pour assister aux jeux des arènes. On pensait également que la pierre blanche était le symbole d’une vie heureuse. D’autres n’y voyaient qu’une sorte d’amulette pouvant ramener la chance perdue. Certains, dont des rabbins, pensaient que, lorsque la manne descendit du ciel, elle fut accompagnée d’une pluie de pierres précieuses. Enfin, d’autres n’y voient qu’une référence à la plaque pectorale du souverain sacrificateur hébreu sur laquelle étaient inscrits les noms des douze tribus d’Israël. Il est difficile d’opter pour l’une ou l’autre de ces interprétations et il faut reconnaître que cette pierre blanche embarrasse les interprètes du Nouveau Testament.
L’essentiel est que sur cette pierre blanche est gravé un nom nouveau, qui peut indiquer le nouveau nom du Christ (voir Ap 3.12). Nous en comprenons le sens à la lumière de l’idée antique selon laquelle le nom n’est pas un simple qualificatif, mais désigne la personne telle qu’elle est et en indique le caractère. Actuellement, ne pas connaître le nom d’une personne n’a pas grande importance, mais, pour l’antiquité, un nom secret était précieux. Dieu seul connaissait donc le vainqueur et son caractère nouveau. Ce nom n’était pas une propriété publique, mais un secret entre Dieu et celui à qui il l’avait donné.
Sans aucun doute, c’est le nom du Christ qui est donné au vainqueur. Si la victoire du disciple est cachée au regard du monde, elle est révélée à son cœur dans son rapport de fidélité et son témoignage en faveur de Dieu, comme aussi dans son combat persévérant contre le royaume de l’homme.
À sa manière, cette lettre est un appel au combat, non seulement à cause de sa terminologie militaire, mais du fait qu’elle est une véritable déclaration de guerre contre toute fausse religion et contre toute forme d’usurpation : contre celui qui s’oppose ouvertement, mais aussi contre celui qui emploie un double langage.
Dans un monde déchu comme le nôtre, la guerre et les conflits seront inévitables. Le même combat qui se livra dans le passé devra se livrer toujours à nouveau. La vie et la mort, le bien et le mal, toutes les choses existant sous le ciel ne sont pas des réalités égales et interchangeables. Si cela avait été le cas, il n’y aurait plus besoin de combattre puisqu’il n’y aurait point d’ennemi. Mais dans ce cas, tout serait inévitablement réduit à la mort.
La lettre à Pergame invite l’Église à se préoccuper d’abord d’elle-même avant de s’occuper du monde. Toute relativisation de la confession de sa foi est une épée à double tranchant. La confusion des valeurs conduit sans faute à une guerre frénétique contre la réalité et l’ordre créés par Dieu. La question se pose : l’Église chrétienne cherche-t-elle à niveler tous les sens et à équarrir toutes les idées afin de les rendre interchangeables? Elle devrait se rappeler que l’homme, quelle que soit son époque, est à la recherche de son salut. S’il ne le trouve pas dans le Dieu révélé en Christ, il le cherchera auprès de Zeus-Sôter, auprès de Bacchus le débauché ou d’Esculape et de sa science, ou bien, tout aussi tragiquement, dans la politique des Césars… Il divinisera ses institutions culturelles, économiques, sociales, politiques, voire ecclésiastiques.
Aujourd’hui encore, le salut est à l’ordre du jour. Mais de quel salut parle-t-on? Est-ce celui de la politique violente, des révolutions anarchiques ou des libérations sanglantes et illusoires? Ou bien le cherche-t-on en une politique tout autre qui est établie par le Christ, unique Seigneur et parfait Sauveur?