Les apocryphes et les pseudépigraphes
Les apocryphes et les pseudépigraphes
Le mot « apocryphe » nous vient du grec et signifie « choses cachées » (« ta apocrypha », pluriel neutre de l’adjectif « apocryphon »). Dans diverses traditions ecclésiastiques, il revêt des sens variés. Pour la tradition protestante, il se réfère à des livres qui sont inclus dans le recueil de l’Ancien Testament avant celui du Nouveau Testament. Hormis le deuxième livre d’Esdras, ces écrits étaient incorporés dans la Vulgate et, avec l’Ancien Testament canonique, ils formaient le contenu de la version grecque dite des Septante (LXX). Dans l’usage catholique romain, ces écrits sont appelés « deutérocanoniques », c’est-à-dire qu’ils n’ont qu’une valeur et une autorité secondaires, et le terme « apocryphe » désigne des livres que la tradition protestante appelle « pseudépigraphes ». Les apocryphes ou deutérocanoniques comprennent :
- Le premier livre d’Esdras (qui est 3 Esdras dans la Vulgate; les livres canoniques d’Esdras et de Néhémie étant nommés 1 Esdras et 2 Esdras);
- le deuxième livre d’Esdras;
- Tobie;
- Judith;
- le reste d’Esther;
- la Sagesse de Salomon;
- l’Ecclésiastique;
- Baruch;
- les annexes au livre de Daniel : le chant des trois enfants, Susanne, Bel et le Dragon;
- la prière de Manassé;
- le premier livre des Maccabées;
- le deuxième livre des Maccabées.
Signalons qu’aucun de ces livres n’avait été accepté dans le canon juif, lequel fut fixé lors du synode de Jamnia, entre 96 et 100 de notre ère.
Si Luther a inclus les livres deutérocanoniques dans sa version allemande de la Bible, il ne les a toutefois jamais considérés comme revêtus d’une autorité égale à celles des 39 livres de la Bible hébraïque. Les réformés calviniens les ont exclus du canon.
Lors du Concile de Trente (1542-1560), l’Église romaine a prononcé l’anathème sur ceux qui ne les considéreraient pas comme faisant partie de la révélation, et le Concile Vatican I (1870) a confirmé cette position.
L’Église orthodoxe grecque, quant à elle, a opté en 1672 pour le canon juif de Jamnia, c’est-à-dire pour les 39 livres de l’Ancien Testament, ceux de la Bible protestante.
Cette page concernant uniquement les pseudépigraphes de l’Ancien Testament, et ceci à propos de la lettre de Jude, nous voulons consacrer quelques lignes, outre ce qui a été dit dans le corps de notre étude, à l’usage que fait Jude des livres pseudépigraphes. Deux livres pseudépigraphes, l’Assomption de Moïse et le livre d’Hénoch, sont explicitement rappelés et il est fort possible que deux autres, le Testament d’Asher (verset 8) et le Testament de Naphthali (verset 6) le soient implicitement.
Le livre d’Hénoch
« C’est aussi pour eux qu’Hénoch, le septième depuis Adam, a prophétisé en ces termes : Voici que le Seigneur est venu avec ses saintes myriades, pour exercer le jugement contre tous et pour faire rendre compte à tous les impies de tous les actes d’impiété qu’ils ont commis, et de toutes les paroles dures qu’ont proférées contre lui les pécheurs impies » (Jude 1.14-15).
Jude cite Hénoch assez librement. Ce livre est un long écrit qui a dû être composé durant une longue période, entre le 1er siècle avant J.-C. et le 1er siècle de notre ère. Au verset 14, Jude l’appelle « le septième depuis Adam », description qui apparaît aussi dans Hénoch 60.8. Dans ce livre se trouvent d’abondants matériaux qui pouvaient fournir à Jude la description qu’il fait des anges déchus.
Hénoch a été fréquemment cité par les Pères ecclésiastiques, mais il fut assez rapidement exclu des canons circulant dans les Églises occidentales. Vers 1773, trois versions éthiopiennes furent découvertes en Abyssinie par le savant Bruce et la traduction moderne fut entreprise à partir de ces manuscrits. Depuis, d’autres fragments incomplets ont été découverts. Ainsi que nous le signalions, ce livre rédigé durant une longue période est davantage un ensemble composite qu’un texte régulier dû à la plume d’un seul auteur. En 1952, une riche moisson de textes non chrétiens fut découverte dans le désert judéen, parmi lesquels le texte d’Hénoch. On en recense actuellement huit manuscrits différents en araméen. Le rapport entre ce texte et ses versions éthiopienne et grecque est passablement complexe. Cette section a été omise par les versions.
En ce qui concerne le contenu du livre d’Hénoch, le grand savant britannique du 19e siècle, Westcott, écrit ce qui suit :
« Aucun autre apocryphe n’est aussi remarquable pour son éloquence et sa force poétique. La variété des sujets témoigne également d’une grande élégance de style. Dans sa forme actuellement connue, le livre est une défense de la providence dans le monde physique et moral. »
La citation de Jude est prise d’Hénoch 1.9. Il semble que la version grecque soit la plus proche et la plus fidèle de l’original. On n’en connaît pas la date de composition. Si elle a été rédigée par un chrétien, on devrait la situer à une date antérieure à Jude.
Pour quelle raison Jude cite-t-il Hénoch? On peut logiquement penser que Jude se fait un devoir de s’opposer aux adversaires de la vérité de la même manière que son prédécesseur Hénoch l’avait fait, c’est-à-dire avec leurs propres armes! Mais on peut également expliquer la chose par l’antiquité de la prophétie.
L’Assomption de Moïse
Jude se réfère également à l’Assomption de Moïse :
« Or, lorsqu’il contestait avec le diable, et discutait au sujet du corps de Moïse, l’archange Michel n’osa pas porter contre lui un jugement injurieux, mais il dit : Que le Seigneur te réprime! » (Jude 1.9).
Cette œuvre est écrite en hébreu ou en araméen, et elle est typique de la littérature apocalyptique juive, rédigée vraisemblablement par un pharisien, sans doute au cours du premier quart du 1er siècle de notre ère. Actuellement, on en possède seulement quelques fragments.
Le savant Cerani a découvert un fragment assez large en une version latine, traduite à partir d’un texte grec, mais l’original a dû être écrit soit en hébreu soit en araméen. Le récit de la mort de Moïse n’est pas rapporté comme tel dans ce livre pseudépigraphe. Mais l’histoire est à la fois conforme au reste des fragments du livre et au mode d’approche et d’interprétation des faits particuliers à Jude. Certains savants modernes pensent que l’Assomption est un texte différent de celui du Testament de Moïse, mais il est plus probable que les deux livres étaient les mêmes connus sous deux noms différents.
D’autres commentateurs pensent que la citation de Jude provient de Zacharie 3. En ce qui nous concerne, nous ne mettrons pas en doute le fait que Jude rapporte, en faisant confiance en l’autorité de l’auteur et à l’inspiration par l’Esprit-Saint.
Du côté des autorités ecclésiastiques des premiers siècles qui le citent, mentionnons Clément d’Alexandrie qui en parle dans sa Stromata et Hypostasis. Dans son commentaire, Clément écrivait : « il confirme ici l’Assomption de Moïse ». Evodius, évêque d’Uzale et ami d’Augustin, le tient pour un mystère, « secreta de Moïse ». Au 5e siècle, Gélase de Cysique le connaissait également. Il sera de même cité durant le 8e siècle dans Stichométria Sacrorum, où il y est dit qu’il est aussi long que l’Apocalypse de Jean. Au milieu du 19e siècle, Ceriani en a publié un tiers d’après un palimpseste de la librairie ambrosienne de Milan. Ce fragment contient le passage cité par Gélase, mais non l’incident de la mort de Moïse et la dispute entre Michel et Satan. Nous ne mettrons pas en question les déclarations d’Origène et de Dydyme qui, l’un et l’autre, affirment que le livre contient en effet l’incident en question. L’Assomption de Moïse a été rédigée avant la lettre de Jude, quoique certains aient émis l’hypothèse selon laquelle un auteur chrétien du 2e siècle se serait inspiré de Jude!
Ces deux livres étaient tenus en haute estime dans l’Église primitive, ce qui ne prouve pas que Jude les ait tenus, quant à lui, pour des écrits canoniques. S’il les cite, il le fait parce qu’ils offrent des illustrations appropriées pour son propos.
Rappelons-nous que d’autres auteurs, dont Paul, se réfèrent à un commentaire rabbinique dans 1 Corinthiens 10.4. L’auteur de la lettre aux Hébreux semble être familier des écrits de l’auteur juif Philon. Dans 2 Timothée 3.8, il est dit que Jannès et Jambrès étaient des magiciens égyptiens qui, en présence du Pharaon, se sont opposés à Moïse. Il est également question de la médiation des anges lors de la promulgation de la loi (Ga 3.19; Hé 2.2). Certaines déclarations dans Actes 7.22, Hébreux 11.37 et Jacques 5.17 sont des allusions à du matériel pseudépigraphe.
Ceci ne devrait point nous surprendre. Selon Alfred Plummer, Jude dut certainement croire à la dispute entre Michel et Satan; même s’il la connut sous la forme d’un mythe, il put, avec droit, s’en servir pour illustrer son propos, car ce « fait divers céleste », si l’on peut le qualifier de tel, devait être familier à ses lecteurs.
Selon M. Green, l’inclusion de matériaux pseudépigraphes dans l’écrit de Jude a incité certains chrétiens des trois premiers siècles à les considérer comme canoniques. Plus tard, le climat changea, car on se rendit compte combien il était dangereux de se servir de matériel apocalyptique. Augustin et Chrysostome ont attaqué les pseudépigraphes et « leurs fables blasphématoires ». On est allé jusqu’à suspecter la lettre de Jude de ne pas jouir de toute l’autorité canonique requise pour être incluse dans le recueil des 27 livres du Nouveau Testament. Finalement, on a défendu l’écrit avec l’argument selon lequel le recours à des écrits apocryphes et pseudépigraphes ne devrait pas témoigner contre sa canonicité.