Apologétique (5) - Les motifs fondamentaux de la pensée occidentale
Apologétique (5) - Les motifs fondamentaux de la pensée occidentale
- Le motif matière – forme
- Le point d’Archimède
- Le motif nature – grâce
- Le motif nature – liberté
- Descartes
- David Hume
- Spinoza
- Leibniz
- Locke, Berkeley, Hume
- Kant
- Luther
- Karl Barth
1. Le motif matière – forme⤒🔗
La pensée grecque ne connaît pas de notion de création comme celle de l’Écriture. Pour elle, deux principes d’origine, protologiques, existent. Platon conçoit la création, ou l’existence du monde sensible, comme le résultat d’un travail artisanal. L’homme commence par former la matière pour lui donner ensuite une forme, dont l’existence ne dépend pas de l’activité humaine. De la même manière, le Démiurge de Platon, c’est-à-dire la raison divine, avait au départ besoin d’une matière chaotique préexistante à laquelle il pouvait donner une forme. Ce dualisme matière-forme fut le motif puissant qui orienta fondamentalement toute la pensée grecque, en dépit même de sa diversité.
L’origine du motif matière-forme réside dans le conflit entre deux types de religions : la première souligne l’importance des forces vitales et évolue autour d’elles; la seconde est symbolisée par les dieux olympiens et trouve son axe principal dans l’activité culturelle humaine. Dans la première, l’homme a déifié le chaos amorphe toujours fluctuant; le chaos ne connaît pas de stabilité. Dans la seconde, il a déifié le principe immortel et rationnel de la forme transcendant le courant de la vie et le chaos. Ce motif matière-forme est dualiste par son conflit opposant des principes considérés comme coéternels et coexistants depuis les origines. Selon Aristote, le monde naturel serait la fusion de deux principes, la « hule », matière, et la « morphè », forme. La pure matière (« materia prima » de la scolastique) ne constitue pas la base de la distinction essentielle de la pierre, de l’or, des bêtes ou des humains. La matière est la même pour tous. La forme essentielle (« forma substantialis » scolastique), compte pour la différence essentielle entre les minéraux, les plantes, l’animal et l’humain.
2. Le point d’Archimède←⤒🔗
Le savant grec prétendait pouvoir soulever la terre à l’aide d’un levier, à condition de trouver un point d’appui suffisant, naturellement situé en dehors du monde. Ainsi nourrissait-il une confiance illimitée envers son outil mécanique. Il aurait été intéressant d’entrer dans l’examen de la philosophie grecque, car les modernes n’ont absolument rien inventé depuis. Depuis Platon et Aristote, l’Occident a hérité de l’univocisme et de l’équivocisme des penseurs présocratiques. Or, sans connaître les motifs religieux apostats de cette pensée, nous ne serions pas en mesure de saisir les développements de la pensée moderne. Il faut même ajouter qu’aussi bien la pensée catholique romaine que la théologie libérale protestante de type arminien sont fourrées d’éléments parasitaires empruntés à la pensée grecque.
Pour la pensée grecque, le donné fondamental réel est l’affirmation que le monde perceptible et sa structure sont la seule réalité ultime. La forme et la matière peuvent en faire l’objet d’interprétation, mais non pas l’objet ultime ni le but (finalité) de la personne qui lui échappent. Simultanément, elle reconnaît la tension entre matière et forme. En définitive, tout doit se réduire à l’une ou à l’autre. L’essentiel donc de la pensée grecque est la supposition que la réalité est constituée d’un monisme absolu. Tout est un et est absorbé dans un seul (« monos ») : Dieu, l’homme, la nature. S’occupant de l’absolu, le penseur grec ne commence pas avec Dieu autosuffisant, mais avec son idée au sujet du caractère autosuffisant de la nature. Son investigation porte sur la nature et non en dehors et au-delà d’elle. Tous les phénomènes ainsi que chaque nouveau développement révélaient à ses yeux les virtualités propres à la nature. L’univers mystérieux laissait cependant une ouverture pour l’occurrence d’un phénomène inattendu, mais cet inconnu doit se penser comme absolument inconnaissable et comme indéterminé. L’univers révèle l’être de Dieu, mais étant donné son caractère mutable, le Dieu ainsi livré devient à son tour mutable pour aboutir au devenir de Dieu moderne.
Le discours sur la résurrection pourrait être admis comme une nouvelle indication de la virtualité propre au monde phénoménal, donc à l’homme. Toutefois, il refuse le cadre dans lequel la prédication chrétienne pose la résurrection, c’est-à-dire le Dieu souverain qui soutient et qui délivre. D’après sa structure mentale, la résurrection constitue un phénomène curieux parmi d’autres, révélant simplement la possibilité inhérente à la nature, mais pas autre chose. La nature est en mesure de révéler quelque chose de plus, ou quelque chose de différent. Elle était l’être, mais l’être est sujet à mutation. Il n’existe pas de vérité en dehors du changement et une autre autorité normative pour l’homme que l’expérience de l’homme dans le domaine phénoménal. La pensée grecque est fermée à l’Évangile, celui-ci étant la folie dont parle saint Paul. Cela révèle la nature et dévoile simultanément les motivations profondes de la pensée (théorique) de l’homme autonome.
Aristote s’est rendu compte qu’en dépit de ses bonnes intentions, son maître Platon n’avait pas résolu le problème du discours. À quoi servait d’avoir un monde lequel éternellement est inchangé, alors qu’il ne fait rien d’autre que d’imiter le problème avec lequel nous sommes confrontés? Le monde idéal de Platon peut résoudre le problème du monde spatio-temporel seulement. Malgré les divergences dont Van Til nous rend attentifs, une telle pensée présuppose que l’homme est autonome, par conséquent il constitue le point de référence ultime. À ses yeux, le monde sensible espace-temps n’est pas créé, mais il existe depuis toujours. Le pouvoir de la logique est l’instrument à l’aide duquel l’homme doit interpréter sa personne et son monde. La réalité est rendue identique à la logique humaine!
Selon Parménide, tout est un (monisme). Le penser et l’être sont identiques. L’être devient interchangeable. En lui il n’y a ni changement ni individualité. Contre Parménide, Héraclite admet que tout change (« panta réei »; tout coule). La réalité est un flux continuel. Platon a essayé d’établir l’équilibre entre les deux. Il crut y parvenir en affirmant que l’être de Parménide était réel, cependant il fallait lui adjoindre celui d’Héraclite. On ne peut connaître le pur non-être. Néanmoins, dans le non-être, il reste quelque chose de dissimulé du pur être. Cela revient à affirmer que je peux avoir une juste opinion de moi-même et du monde, mais pas de réelle connaissance. Plus grave encore que l’opposition inéradicable de la philosophie grecque comme telle, ce fut l’aliénation de la théologie chrétienne en s’alliant à une idéologie étrangère et hostile dans sa recherche de rendre l’objet de sa propre foi intelligible. Les penseurs chrétiens ont espéré donner une conception du monde en s’alliant à une pensée théorique anti-théiste. Toute pensée qui prend son point de départ en la matière, la structure et la mutabilité du monde perceptible pour les considérer comme l’absolu ne trouvera pas son chemin vers le Dieu autosuffisant. L’égarement de la pensée chrétienne au cours des siècles se produisit avec une logique implacable, à partir des alliances étrangères. Elle chercha à répondre aux questions essentielles sur l’homme, sur l’univers, sur Dieu, mais en terme et avec des catégories d’une pensée propre au monde. Elle n’a pas tardé à se voir asservie au monde.
3. Le motif nature – grâce←⤒🔗
Le représentant de l’apologétique classique du côté romain est Thomas d’Aquin. Avec son analogie de l’être (« analogia entis »), Thomas d’Aquin a échafaudé une théologie naturelle à laquelle il a tenté de surajouter une théologie surnaturelle. Aux quatre vertus cardinales des Grecs, il ajouta les trois vertus chrétiennes de la foi, de l’espérance, de l’amour-charité. Le premier étage est construit par et sur la raison. Sur lui vient alors s’ajouter un second, celui de la foi. Le christianisme est ajouté au théisme grec, celui notamment d’Aristote. On peut dire que l’homme naturel irrégénéré est supposé rester ouvert au mystère de la foi. La question qui s’est posée à lui, comme elle se pose à nous, était la suivante : Quel est le rapport entre la foi et la connaissance? Comment connaître que la Bible est la Parole de Dieu? Selon Van Til, Thomas a construit son système philosophico-théologique d’après le modèle de la pensée grecque. La théologie de Thomas d’Aquin est une théologie naturelle. Elle ne s’inspire pas directement de la Bible ou exclusivement de la révélation; elle est bâtie avec l’apport d’éléments non chrétiens, lesquels font d’elle un édifice à deux étages. Le premier est constitué par la philosophie grecque sur lequel vient ensuite s’ajouter la théologie chrétienne. La raison servira d’infrastructure pour que la foi vienne se poser et s’appuyer sur elle. Ici, le motif principal ou fondamental est le motif nature-grâce.
Tel est, peut-on dire, en dépit des divergences apparentes et apparemment irréductibles, le dénominateur commun aux Grecs et à Thomas, relatif à l’homme entièrement autonome. Comme tel, l’homme autonome constitue le point de référence final de son discours et son interprétation du monde. C’est lui-même qui décide ce qui est vrai ou faux. À ses yeux, le monde sensible spatio-temporel n’est pas créé; il existe depuis toujours. Le pouvoir qu’a l’homme de penser logiquement lui sert d’outil à l’aide duquel il peut interpréter autant sa propre personne que d’expliquer le monde dans lequel il vit. Bien que selon Thomas nous ne puissions connaître l’essence de Dieu et qu’il confine notre connaissance de Dieu à des négations et à des analogies, toutefois il affirme que la finitude intellectuelle n’empêche pas de formuler une valide démonstration de l’existence de Dieu. Commençant par l’expérience de la perception dans l’observation de la motion, il explique avec Aristote qu’on peut soutenir en faveur d’un premier moteur, simple, éternel, immatériel. Thomas n’a pas soupçonné que ce motif fondamental était le pur produit d’une pensée religieuse totalement païenne. Il s’imagina pouvoir la christianiser en opérant entre elle et la foi une synthèse. De cette synthèse est né le second motif fondamental de la pensée occidentale que Herman Dooyeweerd appelle motif scolastique nature-grâce. La synthèse thomiste a dominé la pensée philosophique romaine durant de longs siècles.
4. Le motif nature – liberté←⤒🔗
Le motif nature-liberté est le motif fondamental de l’humanisme moderne qui a succédé et qui domine la pensée depuis le 16e siècle. Sans doute est-il le plus familier aux modernes. Il s’agit du dualisme nature-liberté. D’après ce nouveau motif, l’homme apparaît totalement autonome et libre, mais la nature, elle, est entièrement déterminée. L’autonomie de l’homme s’exprime dans l’inspiration et l’incitation de celui-ci à analyser la nature en vue de sa conquête et sa domestication. Dooyeweerd l’appelle motif de domination. Toute pensée moderne est consciemment ou inconsciemment soumise à des motifs fondamentaux de nature intégralement religieuse et inévitablement liée à ce que nous appelons le point d’Archimède.
5. Descartes←⤒🔗
L’épistémologie moderne a son éminent représentant et porte-parole en René Descartes. Le penseur français avait abordé le problème de l’épistémologie d’après l’arrière-plan de ses huit ans de formation dans une école jésuite, une expérience militaire, la Renaissance et des sciences nouvelles, ainsi qu’à la suite de nombreux voyages effectués hors de France. Néanmoins, en approchant de manière philosophique le monde, il a agi comme s’il eût été un nouveau-né sans présuppositions et sans la connaissance qu’on a de soi-même. Sa méthode philosophique est-elle valable? Est-il possible de demander à connaître sans qu’au préalable l’on suppose que l’on connaît déjà? Descartes commence par la présupposition de la raison autonome; dans sa pensée, c’est Dieu et le monde qui constituent un problème, mais non sa personne! Bien que le rationalisme cartésien soit largement dépassé, l’accent qu’il a si lourdement placé en l’homme autonome ne l’est toutefois pas. Sa méthode philosophique demeure encore fondamentale pour la pensée occidentale humaniste. Descartes définit l’homme et l’identifie comme étant sa propre personne, sans référence à quelqu’un ou à un fait extérieur à lui-même.
La philosophie moderne prit naissance avec le « Je pense donc je suis » de Descartes (« cogito ergo sum »). Descartes fit de la raison le primat de tout savoir et de toute certitude. Méthode rationaliste par excellence, sa position épistémologique affirme que le savoir peut s’obtenir en respectant les exigences ou les impulsions de la raison. Sa méthode fut développée par des rationalistes qui lui succédèrent tels que Leibniz et Spinoza. Sa méthode permit à Kant et à l’existentialisme moderne de prendre la relève. Dans les deux derniers systèmes de pensée, l’homme autonome devient le principe essentiel de définition et d’identification, même pour Dieu. À sa suite, les disciples de l’immanence sont persuadés que le projet d’Archimède se réalisera dans la matière immanente.
La philosophie chrétienne défendra la position radicalement opposée. Le point d’Archimède ne se trouve pas de manière rationnelle, mais existentielle, au sens très large du mot. La pensée cartésienne illustre parfaitement cette même constatation. Descartes est le fils naturel de la scolastique qui l’avait précédé. Il a révélé parfaitement et loyalement les implications de la nature hybride de la pensée scolastique, alliée à la philosophie anti-théiste grecque. À son tour, au lieu de commencer avec le Dieu autosuffisant de la révélation, il prit son point de départ en l’homme autarcique, dans le « cogito ergo sum », à partir duquel il cherchera à prouver l’existence de la nature et celle de Dieu. Dans la scolastique, c’était la nature qui constituait le point de départ initial, Dieu devenant l’objet à prouver. Chez Descartes, la nature rejoint les rangs d’objets à prouver et l’homme l’unique présupposition de toute la réalité. La tension entre nature et grâce se déplace vers le point naturel et la liberté de l’homme. Dieu vient simplement se surajouter à ce nouveau dualisme.
6. David Hume←⤒🔗
Le penseur anglais David Hume a aussi fondé la connaissance de manière empirique. Mais celui-ci soutenait que des arguments cosmologiques ne sont pas valables. Quoique non croyant, Hume a rendu un réel service à la défense de la foi en rejetant de faux arguments de défense de la foi.
7. Spinoza←⤒🔗
Dans son traité pour l’amélioration de l’intelligence, Spinoza répondra à la question comment accéder au savoir. Pensant que la raison ou l’intellect est le caractère distinct de l’homme, il affirme que la forme la plus élevée de la religion se trouvait dans la contemplation rationnelle de Dieu et que le « summum bonum », le bien suprême, le but de l’éthique seraient en accord avec la raison.
8. Leibniz←⤒🔗
Dans sa Monadologie (traité de métaphysique), Leibniz soutient que notre raisonnement est fondé sur deux principes :
a. La loi de la contradiction selon laquelle des contradictions peuvent simultanément être vraies. La raison est suffisante en vertu de laquelle nous tenons pour vrai qu’aucun fait n’est réel ou n’existe, aucune affirmation n’est vraie à moins qu’il y ait une raison suffisante pour démontrer que c’est autrement.
b. Considérant le monde comme l’expression de la raison parfaite, il constate une métaphysique idéale fondée sur sa doctrine nouvelle de l’harmonie divinement (entendez rationnellement) préétablie en l’homme et dans le monde naturel.
9. Locke, Berkeley, Hume←⤒🔗
Des empiristes comme Locke, Berkeley, Hume réagirent au rationalisme. En simplifiant quelque peu, on peut dire que l’empirisme peut être tenu pour l’épistémologie qui attribue l’origine de toute connaissance à l’expérience.
Selon Locke, l’esprit de l’homme à sa naissance est une table rase. Les matériaux de celle-ci lui seront fournis par l’expérience. C’est en elle qu’est liée toute notre connaissance et, en dernière analyse, elle en dérive. Nos observations au sujet d’objets extérieurs sensibles, au sujet d’opérations internes pour nos esprits perçus et reflétés par nous-mêmes, c’est ce qui supplée notre compréhension avec les matériaux de la pensée. Ces deux sont des sources de la connaissance d’où toutes les idées que nous avons ou pouvons naturellement avoir prennent leur origine.
Hume contre Locke affirme que la matière est quelque chose au-delà de la sensation, une invérifiable inférence; il porte le sens de l’empirisme à son extrême, parvient à tirer les mêmes conclusions relatives à l’esprit. Selon lui, il n’existe pas d’intellect et pas de relation de cause à effet au sens courant de l’expression. Il n’existe que des habitudes psychologiquement conditionnées. Toute expérience est simplement impression de sensation innée.
10. Kant←⤒🔗
Le philosophe allemand Emmanuel Kant a fait face à cette impasse entre le rationalisme et l’empirisme et a cru pouvoir résoudre le problème. Il a estimé que la tradition leibnizienne accorde trop d’importance à la raison humaine et le fait aboutir à un dogmatisme, tandis que celle de Hume et des empiristes se confie exagérément au scepticisme. Parlant de manière métaphorique, on peut dire que le rationalisme d’une part avait des parcelles de sensation et d’expérience. Mais dans la mesure où les deux sont isolées entre elles, le collier du savoir semble illusoire. Comment réussir à les réunir positivement? Kant procédera par accorder sa célèbre critique à la raison. Dans sa Critique de la raison pure, il est d’accord avec Hume que le monde consiste en un mouvement des qualités expérimentales, lesquelles en elles-mêmes ne peuvent expliquer ou justifier nos idées de substance et de causalité. Il accuse cependant Hume de vouloir réduire à une apparence sensorielle ce qui ne peut être réduit, c’est-à-dire le cadre présuppositionnel déterminant pour les apparences sensorielles les formes qu’elles possèdent.
Faisant la différence entre la réalité et l’apparence, Kant se référant aux empiristes est d’accord pour accepter que la connaissance prenne naissance dans les sensations du monde objectif de la réalité (nouménal), en tant que source de sensations. D’autre part, par rapport aux rationalistes, il affirmera que le temps et l’espace sont des formes a priori d’expérience et que l’esprit, contrairement à la table rase de Locke, est structuré pour penser dans la ligne des douze catégories, dont l’unité, la pluralité, la totalité, la causalité, etc. Cette affirmation signifie que l’esprit lui-même structure ou crée selon ses catégories propres de pensée des formes particulières (des phénomènes) de sensation qui lui sont données du monde de la réalité. En d’autres termes, l’esprit humain n’atteindra jamais le savoir de la chose en soi du monde réel. L’esprit ne peut gagner qu’une connaissance phénoménologique de la chose en soi, à cause de sa prédisposition à empiéter sur la chose en soi ses propres catégories de structure. Autrement dit, le domaine nouménal est séparé du savoir par le processus même du raisonnement. De cette manière, Kant cherche à établir une synthèse entre les méthodes rationaliste et empiriste, à atteindre un savoir affirmant que l’un a besoin de l’autre. En raison du savoir qui inclut le jugement, la pensée combine des sensations en jugements sans les catégories de la pensée. Les sensations seules ne produisent aucun savoir. D’autre part, s’il n’y a pas eu de sensation pour pénétrer la catégorie de la pensée, ces catégories se fraient des abstractions vides et en elles-mêmes ne constituent aucun savoir. En bref, les pensées sans contenu sont vides des préceptes sans concept aveugles.
Kant avait raison d’attribuer l’acquisition du savoir aussi bien à la sensation qu’aux idées innées. Mais sa position demeure inacceptable au chrétien parce que dans son épistémologie Dieu et le monde réel ne sont ni connus ni ne peuvent l’être. Il est impossible de connaître la chose en soi. La position kantienne est une forme radicale de scepticisme. En outre, Kant ne peut expliquer pourquoi tous les hommes semblent raisonner de la même manière et parlent au sujet du même monde. Une autre solution doit être recherchée au problème du savoir. Kant a cherché à sauver pour l’homme les objets perceptibles, Dieu et la nature, en anéantissant le concept même objet-sujet, en créant en l’homme autonome le macrocosme qui contient le microcosme, Dieu et le monde. Ici également l’homme est le contenant de Dieu. Dieu et la nature se retrouvent en lui. L’existentialisme défendra essentiellement la même thèse.
Barth et Brunner offriront l’illustration de l’homme individu occupant la place de la Trinité ontologique en qui l’être ou l’étant s’épuise dans la relation exclusivement interne. Ici également l’homme devient le contenant de Dieu. Plus tard, Berkeley et Hume contestèrent la réalité de la nature, mais également celle de Dieu. La connaissance possible de l’homme se trouve en sa propre pensée. Toute autre inférence au-delà de ce point absolu ne saurait indiquer une objectivité, soit de la nature soit de Dieu. La seule donnée rationnelle et empirique se retrouve dans la conscience humaine.
On conviendra que le problème dans le jardin d’Eden n’a pas été essentiellement différent : la tentation de devenir comme Dieu, de connaître et de déterminer par soi-même de manière autonome ce qui constitue le bien et le mal. L’homme établit sa propre loi, ses décrets, sa justice, sans se lier à un point de référence au-delà de lui-même. Le péché originel se répercute chez les fils d’Ève et à leur tour la convoitise de devenir comme Dieu constitue l’impulsion constante et le motif fondamental de l’homme en situation de chute. L’homme de la chute ne se voit pas comme créature, mais comme « dieu », non dépendant, mais autonome. Nul n’est à l’abri de la tentation originelle, même pas le théologien calviniste. Or l’intégrité du calvinisme vantilien lui a valu les pires oppositions de la part même de réformés, du fait qu’il insiste sur la gravité de la trahison de cette nature de leur pensée.
11. Luther←⤒🔗
Quelques théologiens, dont Martin Luther, exprimèrent une opinion médiocre de la raison et de sa capacité. Ils ne voient guère la nécessité de s’adresser à elle. À leurs yeux, la foi ne requiert aucune justification devant le tribunal de la raison. En un sens, Luther faisait partie de la tradition fidéiste, sans qu’il l’eût expressément déclaré, sans même le savoir explicitement. Le réformateur allemand était allergique à toute activité intellectuelle dans laquelle la raison tient un rôle prépondérant. Dans son combat contre la théologie scolastique de Thomas d’Aquin, lui-même plutôt disciple d’Occam, le réformateur n’a pas témoigné d’estime pour la raison humaine. Celle-ci est incapable de saisir la vérité sur Dieu. Il ne faut pas avoir recours à ses services. La foi ne requiert aucune justification devant le tribunal de la raison; elle n’a pas besoin se justifier.
Le terme de fidéisme fut forgé à la fin du 19e siècle par des théologiens français, Auguste Sabatier et Eugène Ménégoz. Dans cette interprétation de la foi, le savoir dériverait d’un acte fondamental de la foi, indépendamment de toute présupposition rationnelle. Le fidéisme caractérisait déjà la pensée de Guillaume d’ Occam, l’un de ses plus célèbres représentants et adversaires du thomisme. De très nombreux chrétiens dits évangéliques, voire des réformés, sont virtuellement des fidéistes ou des cryptofidéistes. Pour eux, la raison serait incapable d’atteindre le savoir des choses divines. Mais le fidéisme n’est finalement qu’un irrationalisme pur, s’inspirant de l’Allemand Emmanuel Kant, emprunté déjà par F. Schleiermacher au début du 19e siècle. La majorité des théologies modernes sont des fidéistes; malheureusement, la piété chrétienne, même évangélique, se nourrit d’un fidéisme radical pour qui ne compte que le sentiment religieux, sans que l’objet de la foi et la doctrine qui en rend compte de manière logique et consistante présentent une valeur certaine. À cet endroit, il serait utile aussi de citer, même si on ne doit en gros le tenir pour un fidéiste pur, Blaise Pascal et sa phrase célèbre : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » À notre avis, pris dans un sens absolu, ce sera la voie sûre de consommer le divorce entre le savoir et la foi, et la confusion théologique à laquelle nous assistons désolés, non seulement du côté du libéralisme, mais hélas aussi du côté de ceux qui se réclament des positions évangéliques.
12. Karl Barth←⤒🔗
Karl Barth a suivi à cet égard la voie luthérienne. Il estime que la raison n’est pas une mesure légitime pour discuter de la possibilité ni même du contenu de la révélation. Indéniablement, sa théologie a laissé son empreinte indélébile sur la théologie contemporaine. D’où le refus moderne de rencontrer l’incroyant pour le convaincre par des arguments de la logique biblique. Jusqu’à un certain point, nous souscrirons à la thèse de la théologie dialectique. Nous ferons cependant remarquer qu’elle a ôté tout caractère de persuasion à la prédication. De nos jours, il est plus commode de proposer l’Évangile et non pas de le proclamer dans l’intention d’amener toute pensée captive à l’obéissance de Jésus-Christ. Pour lui aussi, la raison n’est pas en mesure de discuter la possibilité pas plus que le contenu de la révélation.
Selon le célèbre théologien, la raison créerait un illégitime « point de contact » naturel entre Dieu et l’homme. « La foi doit prendre l’incrédulité très au sérieux et soi-même très peu au sérieux; ainsi cessera-t-elle d’être ouvertement ou secrètement la foi. » Pour Barth, la raison est une raison incroyante, par conséquent la foi la contredira radicalement. La seule véritable apologétique consiste à confronter l’incrédulité avec la foi; cette dernière est l’œuvre de Dieu, alors que la première est une activité humaine. La Parole de Dieu n’a pas besoin de la défense de l’homme. Barth cite Luther en l’approuvant. « Prenons garde à ne pas défendre l’Évangile de peur qu’il ne s’effondre! Ne nous mettons pas en peine pour lui, qui n’a pas besoin de notre aide; il est en lui-même suffisamment fort.1 » Il serait présomptueux de critiquer ou de porter des jugements logiques sur la révélation de Dieu. Notre tâche, dit-on, ne consiste pas à discuter si Dieu a accordé une révélation, mais à dire aux hommes ce qu’elle est. Il ne faut pas penser que l’on peut convertir à l’aide d’arguments ou bien en se servant de moyens humains. Dieu qui donne une révélation donne aussi la foi par laquelle elle est reçue et crue. La foi est un don de Dieu. Ceci est certes vrai et nous devons déplorer que parfois des prédicateurs manquent la foi en la puissance de la Parole de leur prédication. De telles positions extrêmes ne représentent pas les positions réformées classiques. Même Tertullien, au 2e siècle, s’adressait à la conscience de la classe dirigeante romaine contemporaine. À l’occasion, lorsque cela servait à son intention, il affirmait que l’enseignement chrétien était pareil à celui des poètes et des philosophes païens2.
Cependant, il est étonnant d’affirmer que le temps de l’apologétique soit révolu. La raison réelle du rejet de l’apologétique comme discipline théologique se trouve dans une notion particulière de la relation entre raison et révélation. Comme si elles fussent irréductiblement opposées et qu’il n’y ait point de contact possible avec l’homme. Mais ne fait-on pas alors de l’irrationnel le point de contact, puisque Dieu doit quand même parler et s’adresser à l’homme? Est-ce l’irrationnel seul qui est censé accueillir la Parole de Dieu? Or, rien dans la Bible ne s’oppose à la raison. Pourtant, cette opposition est fortement soulignée chez Luther. Reconnaissons toutefois que le réformateur allemand n’a jamais véritablement travaillé des théories ou des questions philosophiques soigneusement établies.
Notes
1. Voir la doctrine de la Parole de Dieu, vol. 1, par. 1, p. 30-33.
2. Apologétique, 9 et 47.