Les débats christologiques modernes (5) - La christologie du devenir
Les débats christologiques modernes (5) - La christologie du devenir
Le théologien britannique Norman Pittenger a consacré un troisième ouvrage à la christologie, intitulé Christology Reconsidered. Il s’agit d’une « approche dynamique du sujet », affirme-t-il à la première page du livre. C’est une entreprise qui se voudrait compatible sinon totalement dépendante de la philosophie du devenir de A. Whitehead et de Charles Hartshorne. Cette philosophie veut se défaire des concepts statiques tels qu’essence et être, pour employer des notions plus dynamiques et mieux adaptées à la pensée moderne. L’existence humaine est actuellement comprise comme un mouvement et un devenir. Dans sa tentative de transporter la christologie dans le domaine du devenir, Pittenger montre qu’il procède avec trois présuppositions :
1. La critique de l’Écriture permet une connaissance du rôle joué par la communauté primitive et de l’influence exercée par elle sur les textes qui présentent un portrait de Jésus, à la fois sur la forme et sur le contenu.
2. Une importante distinction est faite entre la conception du monde des premiers chrétiens et la nôtre. Ce sont les philosophies platonicienne et néo-platonicienne qui auraient fourni le fondement de la théologie patristique et des premières formulations christologiques. Ces philosophies ne peuvent plus intéresser, dit l’auteur.
3. L’amour est la clé de la compréhension de Dieu et de l’homme.
À l’aide de ces axiomes, Pittenger entreprend de reconsidérer la christologie traditionnelle. Comment comprendre Jésus aujourd’hui? L’emploi du mot histoire a les deux sens courants qu’on lui connaît surtout en allemand : « Historisch » et « Geschichtlich »; histoire événementielle et histoire profonde. D’après cette approche, il y a une très grande fiabilité de l’image de Jésus dans les Évangiles, ce qui nous oblige à prendre au sérieux l’humanité de Jésus. Jésus est alors vu sous l’angle du devenir, une personne dont la perspective et les attitudes sont déterminées par son passé et par le cadre social dans lequel il vit.
Jésus se serait trompé dans l’idée qu’il se faisait de lui-même, et ce serait là le fait d’une maladie mentale propre à Jésus. Mais cette personnalité lui sert à souligner que l’œuvre que Dieu accomplit en Christ était revêtue de notre humanité réelle, c’est-à-dire avec les inévitables limitations que connaît tout homme. Quel est le rapport ou la distance entre lui et le péché? Pittenger répond qu’il faut parler du péché en termes d’anthropologie du devenir. L’homme est en marche vers l’accomplissement de soi, et ce par l’amour. Il est sur la voie du devenir, celui qui aime, ou l’amant. Le péché est la frustration de ce mouvement, le refus de jouer sa part dans l’expression totale de l’amour en action. Le péché c’est l’échec à l’amour. Or, la rédemption consiste à tomber amoureux du Dieu aimant. C’est ainsi que l’homme s’ouvre à sa véritable virtualité.
Quand on parle ainsi de l’homme, on voit mieux émerger des Évangiles la figure de Jésus qui est l’incarnation de l’amour en acte et la norme de tout homme. L’idée d’une perfection sans péché est une fausse idée. Mais tout homme possède comme Jésus tout ce qui est vraiment de Dieu dans une série de situations, mais non pas dans un état d’être.
Jésus a une importance pour le devenir de l’homme. Il illumine le passé, il parle au présent d’une manière impressionnante, il oriente ou indique vers l’avenir d’une manière créatrice. En ceci, sa différence d’avec les autres est d’un degré différent et ne peut être mesurée. Il est l’exemple suprême de l’amour que tous les hommes expriment dans une certaine mesure : l’amour qui est Dieu et que Dieu est.
L’incarnation est l’acte d’humanité de Dieu. Mais cette action divine n’est pas pensée comme dans le sens d’une rupture avec l’au-delà (« Jesus is the divine love en-manned »). Il faut reconnaître que Pittenger fait un effort considérable pour structurer une christologie qui trouverait un écho dans la pensée moderne et pour éviter l’apparente complexité des affirmations christologiques de Chalcédoine. Il montre aussi qu’accepter quelques-unes des positions radicales du Nouveau Testament ne conduit pas nécessairement à une négation de toute christologie. Mais voici les questions que l’on peut lui poser.
Sa christologie s’identifie avec la philosophie du devenir. Malheureusement, nous ne pouvons pas entrer ici dans les détails ou même les grandes lignes de cette école. Il suffit de dire qu’elle ne semble pas être capable d’être en accord avec les données bibliques et avec le fait que la révélation est une histoire, et que l’Écriture est la seule autorité normative pour toute expérience humaine. Aucune expérience, pas plus que la philosophie du devenir, ne peut atteindre une finalité propre pour l’histoire de la rédemption qui permette de déterminer des événements historiques tels que la chute de l’homme ou la mort et la résurrection du Christ. Le panthéisme aussi semble présent dans cette philosophie.
En dépit de tous les problèmes qui ont été soulevés, la formule de Chalcédoine tente d’articuler une idée du Christ qui nous a été donnée par l’Écriture. Il est bien vrai que l’on peut se poser des questions légitimes au sujet de ces formulations. Mais elles ont le mérite de nous renvoyer à l’Écriture. Chacun des énoncés a voulu principalement refléter le Christ du Nouveau Testament. C’est pourquoi, sur ce point, nous n’accepterons pas la critique de Pittenger. Si certaines christologies se sont rendues coupables d’une interprétation erronée sur la vie de Jésus, ces erreurs ne doivent pas conduire à un excès opposé, celui de Pittenger, qui fait absorber la divinité du Christ par son humanité. Il est possible que certaines christologies aient beaucoup trop insisté sur sa divinité au détriment de son humanité; mais il faut se rappeler que, selon saint Paul, nous ne connaissons actuellement personne selon la chair!