Dogmatique (4) - Les caractères spécifiques de la théologie réformée
Dogmatique (4) - Les caractères spécifiques de la théologie réformée
La théologie réformée est essentiellement une théologie du salut, écrivait le doyen P. Lestringant, dans une étude dactylographiée. Nous lui empruntons ici les indications préliminaires qu’il y offrait. Ce salut est celui que Dieu a accompli par et en Jésus-Christ.
Nous croyons que Dieu a réalisé le salut qu’il nous offre, non pas dans son ciel, mais sur la terre et au cours de l’histoire du peuple d’Israël, exclusivement. Il a choisi ce peuple et s’est fait connaître à lui, depuis Abraham jusqu’à Jésus-Christ, dans les événements de son histoire, en vue du salut du monde. Quand la théologie réformée enseigne que l’œuvre du Dieu Sauveur est accomplie, elle n’entend pas que tous les hommes soient sauvés présentement ni que son Royaume soit établi aujourd’hui. Elle affirme que Dieu a déjà fourni la condition parfaite du salut, ainsi que la puissance qui l’approprie à tout croyant. Elle affirme également que nous avons reçu la promesse de sa pleine manifestation. Cette condition et cette puissance sont en Jésus-Christ, son Fils unique, venu parmi nous, fait homme, mort, ressuscité et glorifié, désormais Seigneur de son Église et du monde sur lequel il est appelé à régner. La théologie réformée doit rester fidèle à Dieu, en écartant toute connaissance de Dieu, toute condition et tout moyen de salut qui remplacerait l’œuvre unique de Jésus-Christ ou qui prétendrait la compléter.
De ces thèses initiales découlent trois caractères de la théologie réformée :
1. Dieu ayant accompli l’œuvre du salut du monde, au cours et à l’intérieur de l’histoire des hommes, aucune connaissance théologique n’est indépendante de cette histoire. Dire que notre Dieu n’est pas celui des philosophes, mais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu des prophètes et de notre salut, et que nous apprenons à le connaître en cet homme que fut Jésus de Nazareth, c’est dire que nous connaissons le Dieu de notre salut, par ce qu’il a fait pour nous les hommes, au long des siècles, dans le temps réel où vit l’humanité. La théologie réformée doit accepter sa condition et se refuser à trois entreprises orgueilleuses, par lesquelles les hommes espèrent souvent atteindre une assurance meilleure, voire une sorte d’évidence :
a. Tenter d’identifier la connaissance religieuse qui est innée chez la plupart des hommes (théologie naturelle) à la connaissance que Dieu nous donne de lui-même en Jésus-Christ.
b. Croire que chacun de nous peut atteindre et même établir les vérités de la foi chrétienne par un bon usage de la raison. Exemple : les preuves cosmologiques et téléologiques de l’existence de Dieu; la méthode déductive des scolastiques (preuves ontologiques); le Cur Deus Homo d’Anselme de Cantorbéry (Pourquoi Dieu devint-il homme?). Se livrer à de telles entreprises, c’est partir de l’a priori que nous pouvons découvrir les vérités du salut, qu’elles sont implicitement contenues dans notre esprit et, par suite, exclure l’utilité de la révélation.
c. La troisième prétention est d’un autre ordre. Elle ne pense plus que la connaissance chrétienne puisse être le fruit du travail de notre intelligence, mais elle croit que chaque croyant est capable d’entrer en relation avec Dieu, d’une manière telle que les vérités du salut deviendraient pour lui l’objet d’une révélation directe et personnelle. Ou bien encore, elle consiste à prétendre qu’une telle révélation directe est accordée à une collectivité de croyants.
Dans un cas comme dans l’autre, on met l’accent sur l’inspiration des croyants, c’est-à-dire sur l’action révélatrice du Saint-Esprit, mais on joue sur le sens du mot « révélation ». La théologie réformée professe que Dieu s’est révélé dans l’histoire du salut et qu’il n’ajoute rien à cette révélation parfaite, quand il éclaire et conduit un homme par son Saint-Esprit. Le Saint-Esprit ne nous révèle pas ce qu’est Dieu et la révélation qu’il a donnée de lui-même dans l’histoire. Il rend témoignage à notre esprit de la vérité de la révélation biblique. Ainsi, la théologie accepte l’humilité de la condition qui lui est imposée, condition qui résulte de ce qu’il a plu à Dieu de se révéler. Elle est liée à un certain nombre d’événements. Elle n’est légitime que si elle ne s’en affranchit pas. Elle se distingue donc d’une philosophie.
2. Le second caractère découle du premier. La théologie est relative à l’autorité unique des Écritures saintes de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. Elle reçoit de l’un et de l’autre les critères de la vérité qu’elle recherche et qu’elle enseigne. La Bible n’est pas un traité de la religion en général, ni davantage un manuel de piété. Ses 66 livres contiennent les messages des prophètes et des apôtres relatifs à notre rédemption. Ils nous rapportent ce qu’ils ont entendu, vu et reçu touchant la Parole de vie. En cela, la théologie réformée s’oppose à la théologie catholique.
3. La théologie réformée est un savoir et un savoir qui englobe un très grand nombre de connaissances. Elle est une science, car elle dispose toutes ces connaissances dans un certain ordre, afin d’en constituer un corps aussi harmonieux que possible. Pour découvrir l’enchaînement véritable des faits, leurs rapports et leurs hiérarchies, c’est-à-dire pour les comprendre, toute science doit les respecter scrupuleusement. Les méthodes qu’elle met en œuvre doivent également leur être appropriées. C’est aussi le cas pour la théologie. Nous avons dit que la théologie a son fondement sur les documents de l’histoire du salut, mais ce salut est celui du monde dont nous faisons partie, chacun pour notre compte. Par Jésus-Christ et en lui, nous savons que Dieu connaît le monde non pas en bloc, mais tout homme, dans le monde, infiniment mieux qu’il ne se connaît lui-même, et que Dieu l’a aimé le premier avant qu’il n’aime Dieu. C’est pour tous qu’il a accompli son œuvre de salut, mais pour Dieu ce « tous » est inséparable de « chacun ». Il en résulte que les actes de Dieu perdent leur véritable caractère dès que j’oublie qu’ils me concernent personnellement, dans le dessein de Dieu.
De ces prémisses découle un caractère originel de la théologie évangélique. D’une part, la théologie doit avoir, plus que toute autre science, le souci d’une stricte objectivité : elle serait gravement infidèle si elle ne mettait pas tout en œuvre pour s’attacher au sens exact des paroles de l’Écriture, qui rendent témoignage aux événements de l’histoire de notre salut. D’autre part, quand le théologien s’est appliqué à ne rien glisser de ses préférences, de ses a priori, c’est-à-dire rien de lui-même dans les textes, il n’a pourtant pas encore respecté les actes et la pensée de Dieu, s’il n’a pas discerné en quoi ces actes et cette pensée l’atteignent lui-même! La matérialité de fait, ou le fait brut, n’est pas théologique, pas plus que l’énoncé exact d’une affirmation biblique. Dans l’étude théologique, le sujet qui connaît ne doit pas être actif seulement pour connaître les faits, il doit l’être pour les accueillir, pour croire qu’ils lui sont destinés, pour s’en nourrir et pour en vivre, même s’il ne mutilait pas l’événement, même s’il ne l’infléchissait en rien, il suffirait qu’il en restât spectateur pour lui enlever sa signification. Exemple : « Dieu ne prend pas plaisir à la mort du pécheur, mais à ce qu’il se repente et vive. » Le contenu de cette parole me reste étranger, si je ne crois pas que je suis ce pécheur.
La théologie réformée est une théologie de la foi, parce qu’elle entend éviter : (a) le subjectivisme des lecteurs qui tordent les textes, élaborent à nouveau les faits, échangent le sens d’une parole, afin de prouver une thèse, car ils voilent la pensée de Dieu à eux-mêmes et aux autres; (b) l’attitude du simple spectateur qui ne sait pas que les actes et les paroles de Dieu concernent le salut du monde, c’est-à-dire le sien, ou qu’il oublie, car il rend vains les desseins de Dieu à son égard. Mueller dit avec raison que subjective, la théologie est l’aptitude spirituelle du maître chrétien; objective, elle est le fruit, le résultat, de cette aptitude. La première doit précéder la seconde.
Nous accepterons aussi la nécessaire division qu’il établit entre les doctrines fondamentales et les doctrines non fondamentales. Parmi les premières, nous classerons nous-mêmes celle de la Trinité, de la personne et de l’œuvre du Christ, de la création, de la chute, la doctrine de la Parole de Dieu, celle des fins dernières, ou l’eschatologie, dans son interprétation strictement réformée, affranchie de la servitude de l’hérésie millénariste et dispensationaliste.
Pour Mueller, les doctrines non fondamentales de l’Écriture sainte sont celles qui ne constituent pas le fondement de la foi chrétienne, c’est-à-dire celles qui n’offrent ni ne confèrent aux pécheurs le pardon des péchés et n’en font pas des enfants de Dieu par la foi en Christ. Elles ne forment pas le fondement de la foi à salut et se bornent à fortifier la foi qui existe déjà. Parmi les doctrines non fondamentales, il mentionne par exemple l’angélologie ou celle de l’Antichrist. Quant à nous, nous estimons aussi que les interprétations relatives à l’ecclésiologie et aux sacrements, dans la mesure où le consensus réformé à leur sujet reste fondamentalement biblique, ne divergeant que quant à certains points secondaires, peuvent être classées dans la catégorie des non fondamentales. Peu importe aussi en un sens si le gouvernement de l’Église est presbytérien synodal ou congrégationaliste, si la notion même se justifie d’après les données bibliques. De même, si les sacrements ne sont pas interprétés comme dans l’Église romaine, les divergences entre luthériens et zwingliens et la position calvinienne ne sont pas comme telles préjudiciables à l’appropriation du salut par la foi seule. Toutefois, nous prendrons garde de ne pas trop rigoureusement distinguer ce qui est fondamental et non fondamental. Le risque de distinguer de manière artificielle serait grand. Il ne faut pas établir une liste exhaustive, dans un esprit scolastique rigide. Il va sans dire que tout dans l’Écriture a un rapport organique et intime, même si la chose n’apparaît pas à première vue, avec la doctrine fondamentale de la création, de la chute, de la rédemption, dans la communion du Saint-Esprit.