L'éthique situationniste
L'éthique situationniste
Liée au nom du théologien américain Joseph Fletcher1, l’éthique dite « de situation » ou « situationniste » se résume sommairement en une éthique de l’amour ou de « l’agapisme » (du grec « agapè », amour), et elle veut être la seule éthique chrétienne concevable et praticable. Du fait même de son principe fondateur qu’est l’amour, elle se différencie de toute autre éthique non chrétienne. D’après Matthieu 12.1-8, l’enseignement éthique de Jésus prendrait cette direction radicale de l’amour. L’éthique de situation est également qualifiée d’eucharistique (du grec « eucharistein », rendre grâce), ou si l’on préfère, elle est une éthique de la gratitude, du fait que Dieu a souffert pour l’homme, afin de le réconcilier avec lui, en Christ.
L’examen trop rapide que nous lui consacrons ici, avec les remarques qui ont été faites dans les paragraphes précédents, tient à chercher si l’assertion selon laquelle il y a accord entre les données bibliques et la thèse de la nouvelle morale se défend. Ensuite, nous nous interrogerons si l’éthique de situation peut encore être qualifiée de chrétienne, si elle ignore les réalités bibliques fondamentales du péché et de l’expiation.
Bornons-nous à lire les textes des Évangiles relatifs à l’éthique de Jésus. Nous avons déjà abordé le rapport entre Jésus et la loi de l’Ancien Testament.
Notre première question est celle-ci : L’enseignement éthique de Jésus est-il dominé par un pur « agapisme »? À première vue, l’Évangile selon Marc semble favoriser cette interprétation. L’incident le plus souvent cité en faveur est rapporté au chapitre 2 de Marc, versets 23 à 28. Il s’agit des pains de proposition que David et ses compagnons mangèrent, en transgressant les règles rituelles de la loi de Moïse. La loi serait donc subordonnée à la situation particulière et aux besoins de l’homme; pour les partisans de l’éthique de situation, Jésus énonçait un principe général, d’après lequel le sabbat a été institué pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. Or l’homme, entendez le Fils de l’homme, a autorité sur le sabbat. Car Jésus a aussi guéri le septième jour (Mc 3.1-6). Les textes de Marc 2.18-20 (le jeûne abrogé), Marc 2.21-22 (le vin nouveau dans de vieilles outres) et tant d’autres auraient opposé Jésus et son enseignement moral aux textes fondamentaux de l’Ancien Testament, y compris ceux à usages cérémoniels. Selon Jésus, il n’y a que les pensées mauvaises qui corrompent l’homme (Mc 7.1-23). De même, le second commandement, l’amour pour le prochain, cheval de bataille dans le camp « situationniste », est le seul commandement qui compterait. En outre, les « situationnistes » défendent les thèses suivantes pour défendre leurs positions :
(1) Jésus prend la défense de ceux qui sont accusés de transgresser le commandement. (2) Cette défense s’effectue par la seule référence aux facteurs qui composent la « situation considérée ». (3) Jésus porte son intérêt sur les motivations, mais non sur les actes. (4) La morale est considérée comme plus importante que la loi cérémonielle, même lorsque celle-ci est liée à la loi de Dieu. (5) D’après Matthieu 23.23, la justice et la miséricorde ont plus d’importance que la dîme de tous les revenus.
De telles conclusions s’accordent-elles avec les données bibliques, si on omet de prendre en considération tout l’arrière-plan de l’enseignement de Jésus? De toute évidence non, car la terminologie de Jésus est révélatrice. En dépit des affirmations contraires des partisans de la nouvelle morale, Jésus est profondément préoccupé par la réalité du péché. Si le terme de « hamartia » (péché) apparaît rarement dans Marc, l’idée n’en est pas pour autant exclue. D’ailleurs, l’Évangile commence par un appel adressé, en bonne et due forme, à la repentance. La vie dans sa totalité est inconcevable à moins de la lier et de la soumettre à la loi de Dieu. Partout où le mot péché apparaît, il ne revêt pas un sens autre que celui de l’usage courant, c’est-à-dire la transgression de la loi de Dieu, celui qui était clair à tout auditeur de Jésus.
Le paralytique en était parfaitement conscient lorsque Jésus lui accorda le pardon. Il en va de même pour les scribes qui, certes, n’ont nullement raisonné en moralistes « situationnistes ». À leurs yeux, le péché est la transgression des commandements de Dieu. Ce même sens du péché est également évident dans Marc 3.28-29, relativement au blasphème contre le Saint-Esprit. Le terme de « paraptoma » (faux pas) revêt dans la traduction grecque des Septante le sens de rébellion ou d’apostasie, entre autres sens. D’après Marc 11.25, on pourrait hâtivement conclure qu’il s’agirait d’un manque d’amour envers son prochain, mais il ne semble pas que ce soit là la manière exacte de considérer le sens de ce texte. Car celui-ci est aussi en rapport étroit avec la religion de l’Ancien Testament et le judaïsme contemporain de Jésus. Or, ce qui est ici véritablement nouveau, ce n’est pas la réinterprétation radicale de la nature du mal accompli, mais le pardon que l’on doit aux débiteurs, à cause du pardon qu’on a soi-même obtenu de Dieu.
En outre, lorsque Jésus fait mention des péchés spécifiques, il a recours à des termes usuels, courants chez les juifs fidèles et qui tout normalement dérivaient de l’usage même de l’Ancien Testament. Parmi ces termes, il y a par exemple « aselgeia » (Mc 7.21-23); bien que la connotation qui est prédominante dans ce texte soit par rapport à un acte extérieur, l’Ancien Testament se sert de ce terme très souvent pour condamner ouvertement des actes. Car déjà ici, il y a un rapport entre la disposition intérieure et l’acte extérieur, l’une et l’autre étant transgression de la loi. La réponse que Jésus donne au jeune homme riche (Mc 10.19) rend plus clair encore ce même rapport. Le chemin de la vie éternelle consiste simplement à observer les dix commandements. Ici comme ailleurs, nous sommes en présence d’une réfutation pure et simple de toute thèse de la nouvelle morale.
En dehors de l’Évangile de Marc, un seul texte retiendra notre attention. Il s’agit du cas de la femme trouvée en flagrant délit d’adultère, de l’Évangile de Jean (Jn 8.3-11).
Une lecture superficielle donnerait raison à la thèse de l’éthique de situation et à la nouvelle morale. Pourtant, la conclusion du récit réfute tout à fait cette hypothèse. Le « va et ne pèche plus » de Jésus constitue la preuve que, pour Jésus, l’adultère est une transgression de la loi. Qu’il n’ait pas participé au jury des accusateurs de la femme ne signifie nullement qu’il ait relativisé la faute commise. Ce refus explique, et cela devrait sauter aux yeux, que Jésus condamne les dispositions intimes de ses adversaires, des pères-la-vertu, tout à fait hypocrites. Laissé seul avec la femme, il ne la condamne pas parce qu’il sait qu’une simple sanction légale n’aura aucune force pour la convertir. Mais cette attitude est bien loin de s’apparenter aux considérations de l’éthique de situation.
Or, ce qui est vrai ici reste valable pour les incidents rapportés par l’Évangile selon Marc. Ainsi, partout où nous voyons Jésus se justifier ou prendre la défense des autres, il le fait parce que les motivations de ses adversaires forment l’élément décisif de la confrontation. En ce qui concerne son insistance sur le deuxième commandement, nous pensons que cela n’apparaît pas parce que Jésus l’isole et le sépare de l’autre ou d’autres commandements afin d’en faire le sommaire de sa loi, mais du fait qu’il le juxtapose au premier (ou à d’autres) comme la double exigence primordiale de la loi.
L’amour aussi doit s’interpréter à la lumière des normes et des valeurs qui constituent l’ensemble de la manière de vivre, à laquelle Jésus se réfère, selon l’enseignement même de l’Ancien Testament. La lecture de Marc ne nous autorise pas un seul instant à déclarer que Jésus ait abrogé la loi afin de lui substituer une éthique de situation, régie exclusivement par « l’amour agapè ». S’il condamne l’application légaliste de la loi, cela s’explique par le fait qu’aussi bien dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau la grâce précède la loi. Mais la loi a subi d’intolérables distorsions au cours des âges de la part du judaïsme. L’apôtre Paul fera preuve de la même attitude, lui qui n’a pas cherché davantage à substituer l’amour à la loi. S’il oppose le légalisme à la loi qui est l’expression de la sage, bonne et parfaite volonté de Dieu, il rend aussi clair que l’amour n’est rien d’autre que l’accomplissement de celle-ci. En cela, il traduit parfaitement la pensée de Jésus. Si à l’époque de Jésus il était indispensable d’assouplir une certaine rigidité en la matière, il n’en est pas de même pour nous qui, selon l’Écriture, avons reçu une véritable intelligence des rapports entre Évangile et loi.
Ces considérations nous amènent tout naturellement à examiner la notion même d’expiation. Si une action était bonne en soi, ainsi que le soutient l’éthique de situation, qu’adviendrait-il de la notion et de la réalité même du péché? Or, la foi chrétienne est principalement la certitude de l’expiation. L’incarnation et la passion n’ont d’autre intention que d’accomplir la réconciliation entre Dieu et l’homme en situation de chute, par la mort expiatoire du Fils à la fois victime et Sacrificateur. L’Écriture sainte est riche en termes juridiques concernant l’expiation, et l’Église ne devrait pas l’oublier. Les rapports entre Dieu et l’homme sont de nature forensique (juridique). Tel est le sens de la justification par la foi seule. Tel est le sens de l’acquittement. L’expiation indique et prouve la rupture entre Dieu et l’homme. La doctrine de l’expiation est essentielle à l’ensemble de l’intelligence des rapports entre Dieu et l’homme déchu, tel que la Bible nous les fait connaître.
Le péché est d’abord amour pour soi-même, rébellion de l’homme contre Dieu et refus de l’amour dû à Dieu et au prochain. Ceci laisse l’homme avec ses propres ressources. Il est alors privé de la gloire de Dieu (Rm 3.23). Le péché est l’opposé même de tout ce qui est amour, selon la Bible, et surtout de l’amour manifesté dans la vie et l’œuvre de Jésus-Christ. En outre, il est un état permanent et non un acte transitoire ou un incident; c’est une chute permanente de l’homme séparé de Dieu, qui s’enfonce toujours plus dans les profondeurs du mal. Le mal en nous n’est pas une simple faiblesse morale. L’Écriture ne juge pas l’homme selon ses actes seulement, mais du fait qu’il a rompu la relation d’alliance avec Dieu. C’est ainsi qu’il est considéré pécheur. Même si extérieurement il s’abstenait de faire le mal pour ses actions, au regard de Dieu il reste toujours pécheur. Toutes ses dispositions intérieures sont affectées et déformées par le péché.
Certes, pour l’éthique de situation, l’homme pèche, mais elle ne le considère pas comme pécheur selon la pensée biblique. Sans même poser ici la question de savoir si un acte est bon ou mauvais en soi, il nous faut nous demander si la morale de situation considère l’homme pécheur radical.
Or, nier le caractère de l’homme plongé dans le péché revient à nier la nécessité de l’expiation. Dans ce cas, et en dépit des déclarations contraires, l’éthique de situation est foncièrement non-chrétienne, si ce n’est anti-chrétienne. En fait, elle n’envisage que la situation dans laquelle se passe l’action. Ainsi, elle a tout simplement cessé d’être une éthique. Mais alors elle se contredit, car toute l’éthique s’occupe d’abord du bien et du mal, et non de situations particulières.
Nous venons de démontrer succinctement, et seulement dans deux de ses présuppositions, le caractère anti-biblique et anti-chrétien de l’éthique de situation. Entre autres critiques légitimes, nous lui adresserons encore les suivantes : ses présuppositions anti-bibliques et sa méthode d’argumentation lorsqu’elle raconte des « histoires » et forge des « situations » toutes imaginaires. Le texte de 1 Corinthiens 10.13 est un argument décisif à cet égard. Parce que Dieu est fidèle, nous ne nous trouverons jamais dans une situation dans laquelle nous serions obligés de commettre une infraction à sa loi afin de nous tirer d’affaire. Nous n’avons pas à pécher afin que la grâce abonde (Rm 6.1). Dieu ne permet aucune situation dans laquelle nous serions acculés à briser ses lois morales et nous soumettre à une autre loi imaginaire. Jamais le chrétien ne doit dire ou sentir qu’il doit ou qu’il est obligé de briser le commandement de Dieu. Nulle part, la Bible n’enseigne que l’on doit pécher dans telle ou telle situation.
Les partisans de l’éthique de situation répondront à notre objection en décrivant l’image d’une situation dans laquelle ils se voient obligés de commettre un péché, mais notons-le, parce qu’ils s’imaginent, a priori, qu’ils doivent pécher. Une fois que le péché est envisagé comme une nécessité et une « obligation », il se trouve justifié et magiquement transformé en un « merveilleux » bien. En plus, l’éthique de situation ne prend pas en considération un certain nombre de réalités, par exemple la souveraineté de Dieu, puisque personne, sauf Dieu, ne connaît ce que le futur réserve et ce que Dieu peut accomplir par sa providence; personne n’est autorisé à dire qu’à moins de pécher, il peut y avoir désastre, catastrophe, mort, etc. Dans sa providence, Dieu montre toujours une voie pour son peuple afin qu’il ne choisisse pas de « pécher » délibérément. Sa souveraineté l’assure, Dieu est toujours le Dieu vivant et vrai.
L’éthique de situation ne compte pas sur l’action du Saint-Esprit; or, le fidèle n’a pas à se préoccuper de ce qu’il dira ou fera dans une situation dite compromettante; il a la promesse du Christ (Mt 10.19-20). Il est appelé à se fier à Dieu de tout son cœur. C’est Dieu, par son Esprit, qui nous conduit dans toutes nos voies (Pr 3.5-6).
Lorsqu’en dépit des voies providentielles de Dieu qui permettent au fidèle d’échapper à un dilemme ou à un « conflit » de devoir, et que celui-ci succombe, il est exhorté à demander pardon à cause de sa désobéissance (1 Jn 1.9 et 2.2). Malheureusement, l’éthique de situation ne conduit jamais au pardon des offenses; elle semble faire fi du sang du Christ, qui nous purifie de tout péché. Au lieu de nous conduire à la croix, elle rationalise le péché et le justifie. L’homme est ainsi encouragé à dissimuler son péché, sous prétexte qu’il ne peut pas ne pas pécher.
Puisque le péché est considéré comme étant nécessaire, le pécheur cesse de s’estimer responsable. S’il n’y a pas de place accordée au jugement de Dieu, pourquoi confesser son péché? Dans un tel système, il n’y a pas de place pour l’expiation par le sang de l’Agneau. L’éthique de situation est l’une des tentatives tragiques du pécheur rebelle pour détrôner Dieu, afin de substituer à son éthique révélée une morale engendrée par l’imagination humaine perverse pour essayer d’échapper au jugement de Dieu.
L’éthique de situation est en réalité un blasphème contre le Dieu qui se révèle clairement, puisqu’elle le tient soit pour ignorant, soit pour un Dieu faible. Elle oublie que Dieu prévoit tout et que ses lois n’ont pas été conçues pour se contredire, de manière à permettre à l’Église de les transgresser. Dieu serait « faible » si ses lois pouvaient se contredire, contraignant ainsi l’Église à pécher pour que sa grâce surabonde. Mais c’est là une conclusion blasphématoire à laquelle aboutit la nouvelle morale.
Note
1. J. Fletcher, Situation Ethics, SCM Press, Londres, 1966.