Mystique ou prière?
Mystique ou prière?
- La mystique et la prière
- La méditation transcendantale
- La méditation transcendantale et la méditation biblique
- Le yoga chrétien?
- Le bouddhisme zen
- Les rapports entre la mystique et la prière
1. La mystique et la prière⤒🔗
Le rapport entre mysticisme et prière est trop évident pour ne pas y consacrer un chapitre pour analyser, même sommairement, la nature du premier pour le comparer au contenu de la seconde. Rien de mieux pour introduire le thème que les lignes suivantes empruntées à Jacques Ellul :
« Prier ce n’est pas ce subjectivisme que l’on rencontre dans certains cercles chrétiens, ces prières frénétiques, exaltées, au piétisme douteux. Prières prononcées d’abondance, où l’on proclame tout ce qui se passe dans la tête, ou encore déluge de formules toutes faites, de tous les clichés appris par des générations. Prier n’est pas l’accumulation verbale qui porte les prières à l’état d’exaltation non contrôlée. La prière n’est pas un exercice mystique, qui échappe à la raison, pour devenir exaltation, écume des lèvres. Ce serait un blasphème que d’arriver à ce résultat. Ce délire est une prière démoniaque et l’inverse de la vraie prière, une sorte de moyen magique pour contraindre Dieu à venir en aide. L’intensité n’est pas signe de la vérité de Jésus-Christ. Les derviches musulmans, comme la Pythie ancienne, connaissaient le trépignement, les trémoussements, les invocations d’une voix suraiguë, la danse possédée.1 »
C’est à Donald Bloesch, professeur de théologie systématique à l’Université de Dubucque, dans l’Iowa, que nous emprunterons l’essentiel de notre analyse du mysticisme.
Certes, écrit l’auteur, la prière mystique présente certaines ressemblances avec la prière biblique. Cependant, elle ne lui est nullement identique. Elle contient un élément de méditation et de contemplation, de même que des éléments d’extase. Si en un premier temps l’attention se porte sur Dieu, celui-ci ne tardera pas à être absorbé dans la conscience du sujet orant. Absorbé en Dieu, le sujet perd sa propre conscience et annihile sa personnalité. Il atteindra le niveau de la « sainte indifférence » qui transcende toujours la conscience, et le sujet s’éclipse devant l’extase totale. La contemplation, écrit Donald Bloesch, se veut essentiellement vision de Dieu, mais jamais requête. L’orant abandonne son cœur au silence en s’imaginant qu’il s’élève vers Dieu en esprit. En fait, il ignore même la nature de la requête ou supplication adressée à Dieu, et inhérente à toute prière biblique. La faute en est également évacuée. Ainsi, au lieu d’être une prière qui s’adresse à Dieu, elle devient une prière qui se passe en Dieu.
La supplication adressée à Dieu, de même que le combat de la prière, sont aux yeux du mystique des formes dégradantes de la spiritualité. La spiritualité mystique cherche à changer la volonté de l’homme, jamais celle de Dieu. Elle est soumission passive. Prier en vue d’obtenir une réponse pour des besoins matériels serait, d’après elle, faire preuve d’une attitude charnelle, incompatible avec la spiritualité mystique et ses sommets; le seul désir légitime serait la pure recherche de l’union de l’homme avec Dieu. Il serait même plus exact de dire que cette prière mystique ne cherche pas de véritable communion avec Dieu. Elle en affirme, tout bonnement, la réalité! La plus noble des prières mystiques renoncera par conséquent à supplier Dieu afin de s’abandonner passivement à sa volonté considérée comme inexorable. La mystique chrétienne s’inspire et s’apparente davantage à la philosophie néoplatonicienne qu’elle ne se fonde sur l’enseignement biblique. Ce rapport avec le néoplatonisme explique la recherche de la simplification, le dépouillement de l’esprit de toute image extérieure, de même que le renoncement à un discours intelligible. La prière « pure » ne laisse pas d’initiative à l’esprit humain. La perception par les sens est rigoureusement interdite ou carrément supprimée. Les facultés sensorielles sombreront dans le sommeil pour rendre possible le détachement des sentiments. L’écoute de Dieu se fait dans la solitude et le silence, plutôt que dans et avec la Parole, c’est-à-dire que, grâce à la proclamation verbale de l’Évangile. Individualiste et asociale, la méditation mystique considère que le bien absolu et la réalité totale se trouvent au-delà du bien et du mal.
Avant de poursuivre notre comparaison entre la prière chrétienne et la prière mystique (nous reprendrons les arguments de l’auteur plus loin), examinons de près deux formes modernes, très répandues de cette dernière et connues sous les noms de méditation transcendantale et de yoga chrétien.
2. La méditation transcendantale←⤒🔗
La méditation transcendantale (que nous désignerons M.T.) se présente comme une mystique de nature éminemment pragmatiste. Elle se veut d’une efficacité réelle dans le bon fonctionnement de toutes les facultés mentales et physiques de l’homme. Introduite depuis peu en Occident, elle a séduit notamment les couches intellectuelles de notre société. Contemplation essentiellement anthropocentrique, elle cherche et elle prétend mettre l’homme en relation avec soi-même. L’Occidental survolté, subissant sans cesse le « stress » de la vie moderne, s’imagine pouvoir tirer de cette nouvelle pratique, que nous n’hésiterons pas à qualifier de « religieuse », d’innombrables bénéfices.
La M.T. promet jusqu’à la guérison physique, de même qu’elle offre une technique d’équilibre psychique et de développement inespéré de toutes les facultés mentales. Elle veut se substituer avantageusement aux drogues chimiques, qui détruisent la vie en faisant « exploser » le cerveau. Elle prétend donner la douce expérience de la sérénité, le calme absolu dans un monde devenu l’arène d’inhumaines compétitions entre êtres humains. L’ensemble de sa « théorie » s’appelle science de l’intelligence créatrice. Des cours sont offerts dans nombre d’universités américaines parmi les plus célèbres comme, par exemple, Yale et Stanford; et une université M.T. a ouvert même ses portes dans l’État de l’Iowa. Aux États-Unis, des professeurs de l’enseignement du second degré ont reçu une formation spéciale en vue de transmettre la théorie et la pratique à leurs jeunes élèves. Un budget considérable du département de la santé de l’administration américaine est consacré à la promotion de cette science de l’intelligence créatrice.
Maharishi Mahesh Yogi en est le fondateur et le chef spirituel (gourou). Né aux environs de 1918 aux lndes, il a fait ses études à l’université d’Allahabad. Mécontent des « lumières » reçues dans sa formation scientifique ou intellectuelle, il décida de s’adonner à des recherches dans un domaine plus spécifique ou mode de vie indienne. Il passa les années allant de 1946 à 1953 en compagnie d’un certain gourou Lev, qui avait découvert la technique de méditation enseignée déjà par d’anciens écrits hindous, à savoir les Vedas. Le gourou Lev apprit à son élève la technique de rendre cette méthode populaire et de la propager dans les masses.
Après cette première étape de sa formation, le disciple consacra deux années à la méditation dans la région de l’Himalaya. C’est en 1956 qu’il en revint pour lancer la M.T. comme un vaste mouvement de masse. À partir de cette date, il adoptera le nom de Maharishi, qui veut dire le « grand voyant ». Aux yeux de ses adeptes, il est le grand voyant au discours infaillible, d’une sagesse parfaite et d’une connaissance profonde. « La connaissance totale de la science de l’intelligence créatrice a été introduite dans le monde grâce au Maharishi Mahesh Yogi. » La technique propre de la M.T. est d’une simplicité désarmante. Elle consiste en une période de méditation qui s’effectue dans une position physique relaxée, les yeux fermés, de quinze à vingt minutes matin et soir, et, si possible, jamais trop tard dans la soirée. Quoique simple, elle est très spécifique. Elle se pratique d’après la méthode qu’enseigne le maître qui, lui, doit sa formation directement aux soins du grand maître Maharishi Mahesh. Durant cette période d’instruction, il est d’une importance capitale d’observer le secret absolu. Ce secret, le mantra, dispensé à chaque méditant, est un son dépourvu de tout sens, mais qui devient le véhicule de sa méditation. Selon le dictionnaire, le mantra est une formule mystique hindoue, espèce d’invocation ou d’incantation pratiquée dans l’hindouisme et le bouddhisme. D’origine sanscrite, il signifie conseil secret, formule secrète.
Il appartient au maître de choisir le mot secret approprié à chaque cas, selon la personnalité de l’initié. Une fois que ce dernier reçoit son mantra, il lui est interdit d’en faire part à autrui, même à ses plus intimes. Des mantras couramment employés sont le sherim, inga, shiam, ima, ram, kirim, shri-ram.
Pour ce qui est de la position « physique » du méditant, celui-ci est invité a s’asseoir confortablement, les yeux fermés, pour écouter prononcer son mantra, telle que son maître la lui chante d’abord. Ensuite, il la prendra à son compte et la répétera d’abord à haute voix, ensuite en silence. Le mantra sera constamment présent au cours de sa méditation, puisqu’il constitue le centre indispensable de la technique pratiquée à la maison, au bureau, en voiture, ou à n’importe quel moment de la méditation quotidienne.
Deux expressions sont soulignées dans la description de la pratique : naturel et sans effort. La pratique se veut totalement « naturelle » et n’exigeant aucun effort. L’effort est interdit, car il empêcherait le développement potentiel, inhérent à la personne. L’état d’esprit durant la méditation est décrit comme un quatrième état majeur, les trois premiers étant l’éveil, le rêve, le sommeil. Le quatrième est appelé l’état de la conscience en repos. Au moment où le méditant semble inerte, son esprit reste totalement éveillé. Ce niveau profond de la conscience est comparé aux profondeurs de l’océan où tout est calme, hors de toute excitation. Il constitue la source de toute pensée et de toute connaissance. Le processus pour l’atteindre est appelé expérience directe en tant qu’opposée à toute analyse intellectuelle.
« Ne multipliez pas les vaines paroles comme les païens », a dit Jésus (Mt 6.7). La prière n’est pas une superstition. Il n’y a aucune efficacité à répéter les mêmes mots. Dans la méditation, l’initié jouirait d’un repos plus profond encore que dans le sommeil, car la pratique réduirait considérablement la tension artérielle, développerait un fonctionnement harmonieux des deux hémisphères du cerveau, réduirait l’anxiété, combattrait l’insomnie, amènerait la diminution de l’usage des boissons alcoolisées et du tabagisme. En outre — et celui-ci ne serait pas le moindre de ses avantages —, elle rendrait l’adapte… invincible. Il y eut même une année, 1978, consacrée à l’invincibilité. L’adepte, affirme la M.T., devient de plus en plus autonome et autarcique. Dans les profondeurs de son cerveau, il découvre des ressources certaines de la connaissance et de l’intelligence. Il est totalement éclairé. Ses fonctions corporelles s’accomplissent parfaitement. Un nouvel ordre s’installe dans sa vie.
La joie d’accomplir et de produire davantage le caractérisera. C’est ce qui le rend précisément invincible. Pressions et troubles ne l’atteignent plus, passant au-dessus de lui comme l’eau sur un rocher. Or, poursuit la M.T., une telle personne ne peut qu’exercer une influence bénéfique sur son entourage. En 1977, le Maharishi affirmait que si seulement 1 % de la population d’une nation pratiquait sa technique, la nation tout entière aurait l’assurance de devenir un peuple d’invincibles. La régression du taux de criminalité, la disparition progressive des désordres sociaux, voire la diminution des accidents de la circulation en seraient les avantages les plus évidents. « Si vous voulez voler, vous pouvez tout. » En effet, parmi toutes les possibilités extraordinaires offertes par la M.T. se trouverait celle de pouvoir voler. Mais, remarquait avec son humour caustique le magazine américain Time, cette promesse a vu le jour à un moment où l’intérêt pour la M.T. baissait de manière alarmante aux États-Unis, passant de 40 000 élèves mensuels à 4000 (mars 1978). Toutefois, selon la M.T., « croyez cela et vos problèmes seront résolus ».
L’une des questions qui se posent est celle de savoir à quel degré de crédibilité scientifique prétendent les maîtres de la M.T., mais ces derniers refusent toute comparaison, même avec d’autres techniques analogues.
En ce qui nous concerne, nous ne nous intéressons pas principalement à la crédibilité scientifique de la M.T. ou à son absence; notre propos est de comparer une forme moderne et pragmatique de mysticisme à la prière biblique.
Nous n’objecterons pas, même a priori, à ce que l’homme moderne puisse effectivement tirer des avantages pour son être physique ou mental de la M.T. Clarté dans son esprit pollué par les nuisances matérielles et intellectuelles; élimination de son comportement des causes génératrices de tensions et de conflits; échapper à de multiples agressions; changer l’humeur acariâtre des membres de sa famille ou de la communauté où il vit… et que même des hommes d’État puissent y avoir recours pour essayer d’établir ou de rétablir l’ordre social ébranlé! Objectif ambitieux, dont la M.T. tient à relever le défi en vue de passer aux yeux de nos contemporains pour une grande entreprise de spiritualité utilitaire et efficace, une forme de philanthropie adaptée aux besoins et conditions de la vie moderne.
En dépit de ses dénégations à se faire passer pour une religion, nous sommes persuadés que la M.T. en présente tous les caractères : infaillibilité du maître, le prophète-gourou en la personne du Maharishi, qui tient à présenter tous les signes de son charisme de chef religieux, et aussi enseignement consistant essentiellement à présenter une nouvelle qualité de vie ici et maintenant (voir Mt 15.18-20).
3. La méditation transcendantale et la méditation biblique←⤒🔗
Comparons la M.T. à la méditation biblique incluse dans la prière chrétienne.
Nous n’avons pas objecté au fait que la première peut produire quelques effets sur l’adepte. De toute manière, elle nous rappelle opportunément, s’il en était encore besoin, le rôle capital joué par le cerveau dans notre comportement total. Les explorations dans ce domaine par la neuropsychologie ou la psychobiologie ont fait ces dernières années des découvertes qu’il ne serait pas exagéré de qualifier de révolutionnaires pour la connaissance de l’homme.
Saisir, même partiellement, le fonctionnement complexe du cerveau humain pourrait permettre de maîtriser, grâce à la technique de la dianétique mise au point, les émotions qui nous agitent, déterminer le type d’enthousiasme qui nous soulève ou contrôler la dépression qui nous abat. À l’opposé, ce même fonctionnement pourrait déclencher des emportements ou des réactions extrêmement dangereuses.
Ainsi, il est acquis que les sentiments de bonheur, de découragement, bref, tous nos états d’âme, s’expliquent par le mécanisme et fonctionnement, normal ou anormal, de notre cerveau.
Par conséquent, toute recherche pour mettre de l’ordre dans notre cerveau — puisque nous admettons avec la doctrine de la corruption totale que la chute a produit des effets noétiques négatifs — devrait être favorablement accueillie.
Une tentative du même ordre se déroule actuellement par le moyen de drogues hallucinogènes, et un esprit qu’on ne peut pas qualifier d’excessif ni de négatif comme Arthur Koestler se demande, à la fin de son livre Le cheval et la locomotive, s’il ne faudrait pas guérir le cerveau de l’homme par le recours à des substances chimiques…
Certes, nous n’identifierons pas la M.T. et sa pratique à l’abus des drogues, bien qu’elle donne lieu aussi, à son tour, à un changement totalement illusoire dans le comportement de la personne adepte.
Cela devient évident lorsque la M.T. prétend se substituer à la prière chrétienne, à la manière de tous les syncrétismes philosophico-religieux, qui ne se soucient d’aucune objectivité, et certainement pas de celle dont se réclame la révélation biblique. Sans fondement objectif, elle est dépourvue de tout code éthique, et, a fortiori, de morale chrétienne. À notre avis, le propre de telles pratiques, comme celle des drogues hallucinogènes, n’est rien de moins que la négation et le refus même de la réalité créée.
Curieusement, dans sa justification de la prière, la M.T. évoque l’exemple de Jésus s’écartant de la foule pour prier dans la solitude. Mais ce Jésus de la M.T. est bien plus proche d’un Bouddha contemplatif que de la personne du Fils de Dieu décrit sur les pages du quadruple Évangile. Celui-ci, même dans sa solitude, conversait et communiait avec un vis-à-vis : son Père céleste.
La prière biblique comporte, elle aussi, un élément certain de méditation. Elle nous apparaît comme la seule qui puisse se prévaloir du titre même de méditation transcendantale. Mais son contenu est formé d’un discours intelligible, car elle est proposition logique, et, nous l’avons déjà signalé, requête et supplication. Elle n’est ni amas de syllabes incohérentes, ni maîtrise de la respiration, ni réglage de postures physiques appropriées qui favoriseraient une meilleure communion avec l’Être suprême.
Dans le Psaume 119, nous rencontrons le modèle de cette méditation biblique. On le connaît trop pour entrer dans les détails du plus long psaume de tout le recueil des psaumes. Son jeune auteur était la cible des attaques venant de la part d’adversaires acharnés, et son entourage cherchait à le décourager jusque dans sa foi et la pratique de sa piété. Aussi s’exclame-t-il : « Oh combien j’aime ta loi, elle est tout le jour l’objet de ma méditation » (Ps 119.97). L’ordonnance de Dieu, et non pas le mol contemplant béatement le moi, faisait l’objet de sa méditation. Selon le théologien américain Nels Ferré, la prière chrétienne est à la fois communion et communication. Dans le cas du jeune auteur du psaume, l’objet de sa pensée et le sujet de ses méditations ne sont pas des sons qu’il entendrait bourdonner dans son cerveau, mais une communication verbale réelle et immédiate avec le vis-à-vis, le Dieu révélé dans et par la Torah, celui qui lui adresse la parole et qui, par le Saint-Esprit, préside et contrôle toute sa pensée. Sur cette page, l’une des plus admirables de la spiritualité prophétique, les mots et les phrases ont une signification et une valeur. Ils expriment une foi personnelle en un Dieu personnel.
On se souviendra que dans la Bible le terme parole possède une dimension tout autre que celle du simple discours intellectuel. La parole biblique est « dabar » en hébreu, c’est-à-dire à la fois discours et actes. Quand Dieu parle, il se produit inévitablement un événement concret. Sa Parole inscripturée prescrit un mode de vie. Les prières bibliques classiques, tant dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, présentent invariablement les mêmes caractéristiques. D’autres textes bibliques comme ceux du Décalogue, des Béatitudes ou du Notre Père, contiennent également non pas un discours théorique, mais des préceptes en vue de la conduite concrète de l’homme. Ils sont des discours rénovateurs et réformateurs, pleins de signification, en mesure de donner une impulsion positive à l’action. Ils fondent la certitude en Dieu et procurent par conséquent joie et consolation. C’est pourquoi « l’homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche du Seigneur ». Le fidèle devrait connaître, même par expérience personnelle, que la Parole du Seigneur — proposition révélée et rédemption concrète — est vérité et salut.
Ainsi la méditation biblique se déroule sous le regard même de Dieu, et la communication avec lui ne s’établit pas à l’aide d’un mot, d’un « mantra » tourbillonnant dans la tête du méditant. Nous dirons même que c’est l’inverse qui se produit. Dieu vient se lier avec l’homme dans la communion et aussitôt s’établit la communication. À cet égard, nous ferons bien de nous rappeler la différence essentielle entre les multiples et souvent contradictoires explications psychologiques de l’homme et l’anthropologie biblique. Si pour la première, tout peut se résumer par le fonctionnement, normal ou anormal, du cerveau, d’après la seconde l’homme est plus que cerveau; il est esprit, créé à l’image de Dieu, animé par Son Esprit, destiné à la communion, capable de communiquer avec lui. Bibliquement parlant, l’homme ne peut pas être connu dans son profond mystère par analyse scientifique exhaustive.
À cause de l’image de Dieu en l’homme, toutes ces investigations partielles prétendant cerner l’énigme de l’homme seront vouées à l’échec. Ni la psychologie, ni la sociologie, ni l’économie, ni l’esthétique, ni même la théologie ne parviendront à nous offrir une explication satisfaisante de la nature humaine. Cette dernière ne peut que décrire ses rapports avec le Dieu Créateur et Rédempteur. Et c’est dans la mesure où l’homme répond à la Parole que Dieu lui adresse qu’il devient homme; autrement, il est néant et « passion inutile », il est « mort », ou, selon une autre expression biblique, il est « homme animal », psychique.
Dans la communication, l’homme qui a écouté la Parole adresse une requête qui devient une supplication fervente, cette prière de la confiance : « Ouvre mes yeux… enseigne-moi ». L’homme peut adresser la parole à Dieu, au lieu de se replier sur soi ou se livrer à une autocontemplation. La prière-méditation devient ouverture et accueil de Dieu, lequel nous précède pour mettre de l’ordre dans nos idées vagabondes et guérir nos âmes des poisons qui y sont déversés chaque jour et de plusieurs manières. La prière, méditation prophétique et personnaliste, n’est pas stimulation ni enthousiasme délirant, encore moins vision extatique des réalités célestes — tout au moins pas pour l’heure —, mais intimité brisant la solitude, communion en Esprit et en vérité.
Joel Nederhood compare la M.T. à ce pêcheur à la ligne qui se contente de passer des heures entières au bord de l’eau, pour le seul plaisir de s’y trouver, sans avoir l’espoir, ni même faire l’effort d’attraper un poisson à la fin de sa journée. Toute autre est la prière chrétienne, dit-il, car au bout de l’hameçon, « le pêcheur » reçoit l’objet concret de son attente!
La méditation chrétienne, devenue prière, s’adresse au nom de Jésus-Christ, l’unique Médiateur en qui la communion et la communication sont redevenues actuelles. Remarquons d’ailleurs que sa personne, ainsi que la loi méditée par le psalmiste, sont organiquement liées; il suffit de nous rappeler son affirmation : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais pour l’accomplir » (Mt 5.17). L’objet de la méditation du jeune Israélite n’était autre que la personne de Jésus-Christ, et cette longue prière liturgique devenait, par anticipation, un vibrant témoignage rendu à celui qui allait apparaître.
« Heureux l’homme […] qui médite sa loi jour et nuit » (Ps 1.1-2). Pas un seul instant, l’homme de la foi — qui n’est autre que l’homme lié à la loi — ne reste inactif et aucun domaine de son existence ne sera soustrait à l’influence de la loi.
« Je médite tes préceptes, j’ai tes sentiers sous les yeux. Je fais mes délices de tes prescriptions, je n’oublie pas ta parole. […] Ouvre mes yeux pour que je contemple les merveilles de ta loi » (Ps 119.15-18).
4. Le yoga chrétien?←⤒🔗
Autre variante du néo-mysticisme, qui propose la synthèse entre la méditation-contemplation orientale et la prière chrétienne est ce yoga moderne, curieusement appelé chrétien. Résumons-en succinctement les grandes lignes. L’intérêt culturel que l’on porte à des formes de mysticisme de type exotique, est bien matérialisé ici, et son titre de chrétien se justifierait du fait que ce dernier admet l’existence d’un Dieu personnel. Dans ce type christianisé du yoga, la prière est considérée comme l’unique point de convergence de toutes les religions supérieures. La nouvelle interprétation du yoga classique offrirait le terrain sur lequel pourrait s’édifier, enfin, une religion universelle. On veut que le yoga de Patanjali se prête à une nouvelle interprétation de la foi chrétienne. Si, dans le passé, le yoga n’a été qu’une simple technique de relaxation physique, sans aucune ambition morale ou spirituelle, sa version moderne devrait, nous assure-t-on, être adoptée avantageusement comme la solution de rechange à la prière chrétienne à bout de souffle, connaissant l’usure inexorable de la foi et de la piété chrétiennes. Le croyant (entendez le chrétien) pourra y avoir recours afin de mieux prier son Dieu. Il ne lui reste qu’à adopter les huit phases qui en complètent l’apprentissage et dont en voici quelques-unes : l’exercice physique, le renoncement à soi, la concentration sur un objet particulier, la perte de la conscience, la mystique extatique et, enfin, la fusion de l’homme et du divin en un seul être.
Nombreux sont les Occidentaux en quête de spiritualité qui louchent du côté des mystiques d’Extrême-Orient, et la M.T. et ses adeptes nous en offraient les preuves. Les adeptes du yoga se sont multipliés en Occident de manière effarante. Les cercles où l’on discute du bouddhisme et où on préconise l’établissement de centres d’amalgame de religions orientales et d’un christianisme abâtardi prolifèrent un peu plus chaque jour. Des écoles missionnaires propagent ouvertement leurs théories dans les grandes métropoles occidentales. L’accueil qu’elles ont trouvé auprès de nombreux contemporains est plus qu’enthousiaste. Ceux qui, il y a à peine trente ans, ignoraient tout de la complexité de l’esprit oriental, ou qui n’en avaient que de vagues et imprécises notions, sont devenus des familiers du vocabulaire des religions orientales et des maîtres penseurs de ces systèmes religieux. Les anciens clivages géographiques, linguistiques, ethniques et culturels sont estompés grâce à la rapidité des communications et des informations qui mettent l’Extrême-Orient, sa pensée, sa culture et ses cultes, à la portée du moindre village occidental. Ce ne sont plus les rares disciples de Madame Blavatski et leurs écoles théosophiques qui fredonnent des airs orientaux. Le zen et le yoga sont devenus ses redoutables rivaux.
5. Le bouddhisme zen←⤒🔗
En ce qui concerne le zen, son affinité avec l’existentialisme occidental explique sans doute le succès fulgurant qu’il remporte auprès des classes intellectuelles. Le désespoir, le pessimisme, les frustrations qui ont caractérisé les morbides théoriciens de l’existentialisme occidental trouvent leur équivalent dans cette mystique à prétention religieuse qu’est le zen. Comme l’existentialisme occidental, celui-ci prétend s’adonner à la recherche pour découvrir et conquérir le moi authentique. En réalité, l’un comme l’autre ont conduit l’homme à l’impasse, et leur nihilisme a tourné la liberté en nausée et les a fait sombrer dans l’anarchie totale du sens. Dans un monde sans frontières, aux dimensions démesurées, les cultures orientales et occidentales s’interpénètrent et forment une osmose qui aurait été inconcevable naguère.
L’Occident, qui est en train de perdre son âme, veut trouver un succédané dans l’effacement des frontières du monde invisible, celui qui se situe au-delà de toute perception, entre ce qu’il appelle le phénoménal et le nouménal. Le zen apparaît comme l’expression moderne la plus dangereuse du subjectivisme religieux absolu. Ses adeptes ne peuvent faire autrement que se lancer dans un comportement véritablement suicidaire. La liberté individuelle va jusqu’à effacer toute différence entre le bien et le mal, le sacré et le profane, le nirvana et le sansara. S’il prédit l’avènement d’une humanité nouvelle, il ne se réfère pas au Dieu transcendant, celui de la révélation biblique. Notons que le bouddhisme zen a émergé chez nous au moment où des théologiens chrétiens proclamaient la mort de Dieu. Il était donc en mesure de jeter un puissant défi aux Églises, à celles en tout cas qui se veulent « libérales » et qui cherchent à s’adapter, sans problème ni complexe, à tous les moules, à l’esprit du temps devenu ce que nous appellerons les nouvelles théologies officialisées de la terre plate, mais incapables de résister aux assauts lancés de l’extérieur en y opposant la force de l’Évangile conquérant.
Or, l’homme naturel fuit avec une obstination insensée la foi chrétienne qui, par essence, est révélationnelle, rationnelle et responsable. La banqueroute culturelle et morale actuelle incite et encourage nos contemporains à embrasser l’absurde et à se convertir au zen. Pourtant, celui-ci est aussi dépourvu d’âme que l’Occident post-chrétien sécularisé. De même que l’humanisme athée a engendré la sécularisation moderne, le zen, lui, n’a pas de message qui lui vient d’ailleurs, aucun discours sensé sur Dieu. N’étant porteur d’aucune parole d’espérance, il ne peut donner à l’homme aucune clarté quant à sa destinée finale, ni éclairer ses sentiers, ni lui révéler quoi que ce soit au sujet d’un jugement final dans l’histoire et d’un rétablissement cosmique dans le renouveau eschatologique.
6. Les rapports entre la mystique et la prière←⤒🔗
Nous pourrons reprendre encore quelques-unes des idées développées par Donald Bloesch, dans son analyse des rapports entre mystique et prière.
Toutes les formes mystiques orientales de la religion, fruit du cœur apostat de l’homme, ont en commun ceci de particulier qu’elles sont, essentiellement, une distorsion même de la création. Toute exaltation de l’expérience mystique — même lorsqu’elle se veut chrétienne — se fait au détriment de la révélation objective de Dieu. Dieu — si toutefois Dieu il y a dans ces systèmes — se localise davantage dans les entrailles du mystique que dans le ciel de sa transcendance.
Étant descendu dans les lieux « inférieurs », il se confond tout bonnement avec le moi du sujet adorateur. L’étrange phénomène moderne qu’on a baptisé « regain d’intérêt pour la spiritualité » n’est, en définitive, que la manifestation du plus pur émotivisme anthropocentrique, une maladie menant l’homme pécheur à la mort. Toutes les bizarreries religieuses (auxquelles n’échappent même pas des chrétiens) et les absurdités où sombrent nos contemporains mériteraient d’être couronnées par un prix Nobel d’un nouveau genre.
Contaminées elles-mêmes, les Églises chrétiennes semblent oublier la nature authentique de la spiritualité prophétique et personnaliste. Certains chrétiens en arrivent à confondre leur émotivité et l’excitation de leur psychisme — individuellement ou en groupe — avec l’effusion du Saint-Esprit. Nous avons déjà examiné dans notre Essai sur le Saint-Esprit et l’expérience chrétienne ce que nous considérons — fondés sur le témoignage biblique et le riche héritage de la Réforme — comme la nature exacte de l’expérience chrétienne. Elle ne se trouve pas parmi toutes ces formes dans lesquelles le sujet s’exprime en se livrant à la recherche accompagnée d’émotions fortes, de sa propre personnalité. La foi biblique proclame la rencontre de Dieu avec l’homme au moyen de la Parole, discours intelligible et porteur de message objectif concernant une personne historique : Jésus-Christ le Seigneur.
Dieu a communiqué sa vérité non pas à travers l’extase de quelques privilégiés, mais au cours de notre histoire ordinaire et d’une manière verbale tout à fait claire. Christ n’est pas un gourou oriental ancêtre des gourous modernes. Ces diverses jésulâtries dont nous sommes les témoins effarés ont complètement évacué le contenu de la foi en niant la réalité créée par Dieu. Un Jésus romantisé, type du surhomme, n’est qu’une pure fiction, le mythe religieux par excellence, mais pas le Seigneur de la vie et le Seigneur des pécheurs.
Sur ce point précis comme sur tant d’autres, la foi biblique est en rupture radicale avec les autres « révélations » religieuses, qu’elles soient exotiques ou autochtones. Pour elle, Jésus est la deuxième personne de la Trinité, Fils éternel de Dieu. S’il n’est pas cela, il n’est rien.
Mais nous aurons à insister et à revenir sur un autre point, très précis, où nous voyons la rupture totale entre la foi chrétienne et les religions naturelles ou spiritualistes. Il s’agit de la doctrine de la création.
Aux yeux de la foi, Jésus n’est pas simple fenêtre ouverte sur Dieu, mais l’agent même de la création. Ainsi, notre foi ne prend pas son origine à la croix, mais dans la reconnaissance et la confession du premier article du Credo : Je crois en Dieu, Créateur des cieux et de la terre.
La croix comme la résurrection ne revêtiront tout leur sens rédempteur qu’une fois confessé le premier article de la foi. C’est ici que la distorsion de la création trouve sa principale opposition, car elle empêche la confusion entre les trois personnes de la Trinité. Les récits historiques de la création, de la chute et de la rédemption tracent les limites entre l’expérience authentique du chrétien et celle qui ne se fonde que sur ses multiples et florissantes contrefaçons. Il convient également d’ajouter que nous ferions bien de chercher déjà les premiers éléments de notre pneumatologie (doctrine biblique du Saint-Esprit) sur les premières pages de la Genèse et non pas seulement à partir du chapitre deux du livre des Actes…
Sans le message des origines, notre foi ne trouve pas d’assises, mais lorsqu’elle est bibliquement fondée, elle se passe de toutes ces mystiques que nous avons analysées. Notre rencontre avec Dieu ne fait jamais l’économie de l’écoute de la Parole.
Elle ne peut se faire que grâce à la médiation exclusive de celle-ci, d’où la théologie réformée considérant la Bible, Parole de Dieu, comme moyen de grâce. Car son message annonce la redécouverte de l’harmonie entre Dieu et l’homme au moyen de la rédemption, de la croix et de la résurrection, sans que l’homme devienne Dieu, ni que Dieu cesse d’être Dieu jusqu’à la fin, même durant son incarnation.
Toute la vérité sur notre personne et sur Dieu nous est révélée de manière objective. Elle trace les limites entre ciel et terre. Elle est guérison et rétablissement. Comprendre le rôle tenu par l’Esprit dans notre expérience vécue est d’une importance que nul ne sous-estimera. L’Esprit permet que l’enfer mental disparaisse et restitue la sereine confiance.
Si les pratiques religieuses et les formes de la prière mystique que nous venons d’examiner jouissent actuellement d’une si grande popularité, le fait s’explique par la difficulté qu’il y a à respecter les règles du renoncement à soi, au « porter sa croix ». Il est évident qu’il est plus facile de s’adonner à une gymnastique mentale ou physique que de consentir à la repentance et à la conversion. La prière biblique nous apprend premièrement à nous remettre radicalement en cause, jusqu’à — et surtout — dans notre perpétuelle tentative de fabriquer une religion sur mesure.
« Peut-il exister une convergence entre la spiritualité biblique personnaliste et la spiritualité mystique, ou même le mysticisme chrétien? », s’interroge Donald Bloesch. Il rappelle que la théologie allemande avait établi une distinction entre le Mystik (la mystique), un type d’expérience, et le Mystizismus (mysticisme) qui annonce une piété ou une religion, voire une philosophie de la vie. La foi biblique se trouve en opposition avec cette dernière. Si elle ne refuse pas de reconnaître la validité d’une expérience mystique, elle s’interrogera sur sa nature profonde pour déceler tout ce qui n’est qu’aspiration du cœur pécheur cherchant à saisir Dieu par des voies détournées.
La conscience mystique n’est pas la foi, mais la foi, elle, peut comporter des éléments de nature mystique. Si elle est connaissance obéissante, elle est aussi une expérience transcendante. La supplication adressée à Dieu et la méditation devant lui ne sont pas dissociées. La première présuppose la seconde. Pourrions-nous prier un Dieu tout-puissant dont nous n’aurions pas, au préalable, contemplé et médité les œuvres? Citant le catholique Hans Urs von Balthazar, qui cherche à corriger un déséquilibre évident dans l’exercice de la piété romaine, Donald Bloesch rappelle que la prière contemplative ne peut et ne doit pas être autocontemplation, mais écoute respectueuse de ce qui, au plus profond de moi, ne provient pas de mon fond, mais est Parole objective de Dieu.
Von Balthazar estime, en effet, qu’il est faux de penser que la prière soit inférieure à la contemplation, la première réservée aux débutants, la prière contemplative étant destinée à une classe supérieure!
Nous n’avons pas à contempler la vie ontologique de Dieu, poursuit Bloesch, mais à chercher son visage dans la vie incarnée de Jésus-Christ. Ce n’est qu’en lui que nous le connaissons véritablement et totalement.
Selon John Owen, la préparation la plus puissante et la plus utile à la prière est le ministère d’intercession de Jésus-Christ.
La prière mystique ou la prière mentale ne sont pas supérieures à la prière prononcée verbalement. En observant le silence, nous n’entendons pas aller au-delà de la Parole, mais nous préparer à mieux l’accueillir. Luther, rappelle Bloesch, considère que la meilleure prière consistera en peu de mots utilisés en leurs divers sens profonds. Moins nombreux seront les mots, meilleure sera notre prière.
Si la spiritualité biblique peut, à l’occasion, favoriser l’isolement, la prière ne cesse jamais d’être une entreprise à la fois individuelle et communautaire. La prière véritable n’est pas nécessairement ou exclusivement privée. Physiquement, on peut se trouver seul, mais spirituellement on ne sera jamais isolé. « Je ne suis jamais moins seul que quand je suis tout à fait seul », confiait, au siècle dernier, John Newman.
Note
1. Jacques Ellul, L’impossible prière, Paris, 1976.