Les débats christologiques anciens (15) - Les monophysites, les monergistes et les monothélistes
Les débats christologiques anciens (15) - Les monophysites, les monergistes et les monothélistes
Nous arrivons à la dernière phase des controverses christologiques (451-681). La christologie occidentale avec une assimilation sobre de certaines vues antiochiennes avait triomphé à Chalcédoine. Mais elle ne parvint pas à s’imposer dans les secteurs orientaux où dominait la christologie alexandrine. Si l’influence du patriarcat d’Alexandrie avait été brisée par la déposition de Dioskur, il n’en allait pas de même de la théologie de cette métropole. S’opposant à la doctrine des deux natures, elle prit lentement l’allure d’une hérésie qui refusa de renoncer à la « mona phusis » du Christ incarné. L’Égypte, la Palestine et la Syrie firent bloc dans leur résistance à Chalcédoine qui avait approuvé selon eux la christologie d’Antioche. C’était une grave erreur, car Chalcédoine ne prêtait nullement le flanc au nestorianisme.
Pour rétablir l’unité dans l’Église, l’empereur Zénon proposa en 482 une formule d’union confirmant les décisions de Nicée, de Constantinople et d’Éphèse, ainsi que les douze anathèmes prononcés par Cyrille contre Nestorius, et passant sous silence le texte de Chalcédoine. Ce document est entré dans l’histoire des dogmes sous le nom de Henotikon. Zénon eut un certain succès, mais provoqua aussi une levée de boucliers de la part de monophysites et de tous ceux qui approuvaient le texte de Chalcédoine. Ces derniers se tournèrent en 484 vers le pape Félix III qui excommunia le patriarche de Constantinople, Acacius, qui à son tour excommunia l’évêque romain. Ce fut le premier schisme qui dura jusqu’en 519.
L’empereur Zénon et son successeur, Anastase I (491-518), ne lâchèrent pas prise. Anastase avait de la sympathie pour les monophysites qui avaient trouvé en Sévère d’Antioche un chef capable et modéré, partisan de la christologie d’Eutychès. Mais un groupe de monophysites radicaux se forma sous l’autorité de Julien de Halikarnass (mort en 520) qui soutenait que le corps du Christ était insensible et incorruptible (« apathes kai aphtharton ») comme celui d’Adam avant la chute et que ce corps n’agonisa sur la croix que parce que le Christ le voulut, et non pas une nécessité de la nature (« anagkè phuseôs »). Le Logos a souffert sur la croix, mais parce qu’en tant que Logos il n’est pas convenable (« dektikos ») pour la souffrance, il ne peut pas avoir souffert dans la chair (« en sarki ») comme les autres hommes.
Sous le règne de Justin I (518-527) et de Justinien (527-565), la politique recherchait l’unité doctrinale et la paix dans l’Église. Mais pour cela, il fallait en revenir à Chalcédoine et renoncer au Henotikon. On le fit en 519. Mais par ailleurs, il fallait interpréter Chalcédoine de façon à ce que les monophysites modérés puissent l’accepter. Les moines scythes s’y employèrent sous l’autorité de Leontius de Byzance (485-543).
Selon Leontius, sans pourtant substantiellement fusionner dans la nature divine (ce qui serait une répudiation de la doctrine des deux natures confessée par Chalcédoine), la nature humaine s’incorpore cependant dans la nature divine, trouve en elle sa « hupostasis », car elle est elle-même « enupostatos ». Elle ne subsiste que dans l’union avec le Logos. En d’autres termes, le Logos incarné a deux natures indépendantes, mais une seule hypostase.
Une telle christologie rendait possible l’entente avec les monophysites, dans la mesure où ils ne suivaient pas le leader extrémiste qu’était Julien de Halikarnass. Mais Justinien, influencé par sa femme Théodora qui avait des sympathies pour les monophysites, mit les théologiens devant des faits accomplis. Dans un édit de 543, il condamna les anciens chefs de l’école antiochienne (Théodore de Mopsueste, Ibas d’Édessa et Théodoret de Kyrrhos) et leurs écrits. Cela revenait indirectement à rejeter le Concile de Chalcédoine.
Pour faire triompher sa volonté, Justinien convoqua en 553 le cinquième Concile œcuménique de Constantinople. Il fut présidé par le patriarche de Constantinople, instrument docile de l’empereur. L’édit de 543 fut confirmé. On y ajouta la condamnation d’Origène. Le pape Vigilius osa protester; l’empereur le fit alors rayer de la liste des pères conciliaires, à la suite de quoi il se rétracta. Triste chapitre dans l’histoire des conciles et de l’Église! Les monophysites cependant ne furent pas gagnés pour autant.
Les querelles monergistes et monothélistes (633-681) ne sont rien d’autre qu’un écho de la controverse monophysite. Elles furent déclenchées par le désir de l’empereur Héraclius de se concilier les faveurs des provinces monophysites pour vaincre les Perses et les Arabes. Il fallait donc une concorde théologique. C’est pourquoi le patriarche Sergius de Constantinople tentait depuis 619 de gagner les monophysites à l’aide de la formule « mia theandrikè energeia », ce qui signifie que le Logos incarné a deux natures, mais une seule « energeia » divino-humaine par laquelle il agit. Cyrus d’Alexandrie parvint effectivement avec cette formule à gagner les monophysites égyptiens.
Cependant, Sophronius, plus tard évêque de Jérusalem, l’accusa d’apollinarisme. Sergius renonça à sa formule. Il expliqua cependant au pape Honorius que si la Bible ne s’exprimait pas très clairement au sujet de la « energeia » du Christ, elle enseignait manifestement que le Christ n’avait qu’une seule volonté (« hen thelèma »). Honorius était d’accord avec ce point de vue. Un édit de l’empereur de 638 interdit toute discussion sur les énergies en Christ, mais affirmait : « Nous confessons une seule volonté de notre Seigneur Jésus-Christ » (« Hen thelèma tou kuriou hèmôn Ièsou Christou… homologoumen »).
Les dyothélètes (partisans des deux volontés, divine et humaine) protestèrent. Ceux-ci se trouvaient presque tous en Occident, mais des recherches récentes ont montré ou bien qu’ils étaient Grecs ou au moins qu’ils étaient influencés par la théologie grecque. C’était le cas de Maxime le Confesseur (580-622) qui fut le champion de la lutte contre le monothélisme. Il soutient que le Christ s’est révélé selon ses deux natures. Il s’agissait pour lui de sauvegarder l’intégrité de la nature humaine. Sans volonté humaine, le Christ n’aurait pas été vrai homme (II,105.108.113). Il argumentait aussi sur la base de la doctrine de la Trinité. Père, Fils et Saint-Esprit ont une seule volonté. Si le Christ n’avait qu’une volonté, une volonté théanthropique, celle-ci serait la volonté de la Trinité tout entière, ce qui est impossible. Il faut donc affirmer l’existence en lui de deux volontés, la volonté divine et la volonté humaine (II,147ss, 163). Jésus a été de lui-même et spontanément obéissant à son Père; cette obéissance cependant n’a pas de sens s’il n’avait pas de volonté humaine, en plus de sa volonté divine. Les deux sont distinctes, quoiqu’elles s’unissent dans l’union hypostatique. La volonté humaine reçut en vertu de l’union hypostatique son orientation de la volonté du Logos qui agit sur elle de telle sorte qu’elle voulut ce qu’il voulait lui-même.
Cette controverse ne plaisait pas du tout à l’empereur Constance II. Il voulut y mettre fin par un édit impérial. Mais le pape Martin I refusa de s’y soumettre, suivi en cela de Maxime le Confesseur. Un synode réunit plus de 100 évêques à Rome en 649. Il rejeta l’édit impérial et décida d’ajouter au texte de Chalcédoine la phrase suivante : « duas naturales voluntates, divinam et humanam, et duas naturales operationes » (deux volontés naturelles divine et humaine, et deux volontés d’opération). Martin I et Maxime le Confesseur furent punis et envoyés en exil où ils moururent. Leurs successeurs se plièrent à la volonté de l’empereur.
Quand Constance II fut assassiné en 668, Constantin Pognatus (668-685) lui succéda. Les Arabes avaient conquis les provinces monophysites. Il voulut donc rapprocher l’Occident de Constantinople et se montrer conciliant à son égard. C’est pourquoi il convoqua en 680/81 le sixième Concile œcuménique de Constantinople. On y condamna le monothélisme et ses adeptes, dont le pape Honorius, et adopta une confession de foi dyothélète. Le pape Agathon, jouant le même rôle que Léon au Concile de Chalcédoine, rédigea une épître dans laquelle il affirmait l’existence en Christ de deux volontés. La volonté étant une « proprietas naturalis », l’existence en Christ de deux natures implique nécessairement celle de deux volontés. Le sixième Concile de Constantinople faisant sienne la volonté de l’empereur et du pape, sanctionna le dyothélisme en confessant que le Christ possède deux volontés et deux opérations naturelles, divines et humaines, non pas opposées, mais coopérantes, de sorte que la Parole faite chair a voulu humainement dans l’obéissance à son Père tout ce qu’il a décidé divinement avec le Père et le Saint-Esprit pour notre salut :
« … Nous proclamons également en lui, selon l’enseignement des saints Pères, deux volitions ou vouloirs naturels et deux activités naturelles sans division, sans changement, sans partage et sans confusion. Les deux vouloirs naturels ne sont pas opposés l’un à l’autre…, mais son vouloir humain est subordonné, il ne résiste pas et ne s’oppose pas, il se soumet plutôt au vouloir divin et tout-puissant… » (« Duo phusikas thelèseis ètoi thelèmata en autô kai duo phusikas energeias adiairetôs, atreptôs, ameristôs, asugchutôs katatèn tôn hagiôn paterôn didaskalian hôsautôs kèruttomen; kai duo men phusika thelèmata ouch hupenantia… »).
Le Concile recourut donc aux adverbes de Chalcédoine pour rejeter le monothélisme et le monergisme. Macarius d’Antioche, qui refusa de se plier à la décision prise, fut enfermé dans un couvent. Tous les défenseurs du monothélisme, y compris le pape Honorius, furent condamnés.
Les cinquième et sixième Conciles œcuméniques de Constantinople n’ayant voté aucun canon disciplinaire, un nouveau concile fut convoqué en 692 à Constantinople (c’est le second Concile trullien, celui de 680/81 étant le premier). Le monothélisme y fut à nouveau condamné. Il resurgit cependant sous l’empereur Philippe Bardane (711-713) et parvint à se maintenir au Liban chez les maronites jusqu’à l’époque des croisades où ils rejoignirent l’Église catholique en 1182.
Ainsi prirent définitivement fin les controverses christologiques de l’Église des premiers siècles. Ce fut une histoire de luttes intenses et souvent méchantes, de rivalités et de jalousies, de condamnations brutales et parfois irréfléchies. Les rivalités des sièges patriarcaux (Alexandrie, Rome, Antioche, Constantinople) portent une lourde responsabilité dans l’histoire de l’Église. Il faut toutefois reconnaître et affirmer hautement que les textes officiellement adoptés lors de ces conciles permirent à l’Église, au travers de nombreuses péripéties souvent fort désagréables et d’innombrables tâtonnements, de préserver une christologie réellement biblique.