L'eschatologie sectaire
L'eschatologie sectaire
La secte se veut une reprise de l’eschatologie judéo-chrétienne primitive. Elle assume toute cette tradition en l’isolant, en la radicalisant. Ce faisant, elle transforme l’eschatologie en eschatologisme. Qu’est-ce à dire? D’une part, l’eschatologisme isole le principe eschatologique de son contrepoids obligé, le principe sacramentel; d’autre part, il réduit l’eschatologie à l’un de ses pôles, le pôle du futur. Puisque nous avons traité le premier aspect de l’eschatologisme, nous nous bornerons ici à ne parler que du second.
La réduction de l’eschatologie au futur détruit l’eschatologie elle-même et la dialectique historique qu’elle fait naître. Enracinée dans le passé d’Israël et de Jésus, l’eschatologie fixe le présent en regardant le futur. Ce n’est pas le règne présent qui est futur; c’est le règne futur qui est anticipé dans le présent. Le futur détermine le présent et le fonde. Le présent n’a de sens que par le futur. Le déjà là du Royaume donne au présent sa densité parce qu’il est l’anticipation du pas encore.
Dans son essence même, l’eschatologie est une dialectique entre le présent de l’homme et l’avenir de Dieu. L’eschatologisme est la neutralisation de l’eschatologie par la résorption du pôle du présent historique. En posant en exclusivité le pôle du futur, l’eschatologisme nie le présent en le réduisant à un temps d’épreuve. Coupée de son futur, l’histoire perd sa densité, le présent se vide de son contenu. À vrai dire, il ne se passe plus rien dans l’histoire. Il n’y a pas d’évolution, pas de devenir historique. Vaines sont toutes les tentatives pour faire advenir le monde nouveau. Celui-ci est d’une grandeur indépendante et opposée au système actuel.
Pour l’eschatologisme, le temps n’est plus une ligne pleine où rien n’est vain, mais un pointillé où les interventions de Dieu viennent combler les vides énormes en pointant vers le futur. Dans l’eschatologie, le futur est pour le présent, alors que dans l’eschatologisme le présent est pour le futur, et encore uniquement dans le sens où il est un temps de préparation individuelle au monde à venir.
L’eschatologisme pose une discontinuité radicale entre le retour du Christ et les efforts humains d’édification d’un monde nouveau. Pour lui, l’histoire du salut est parallèle à l’histoire des hommes. L’une est sainte, l’autre pécheresse. Les points d’interférence sont rarissimes et servent de prétexte pour exhorter, stimuler et réconforter en vue de la fin. L’eschatologisme introduit un hiatus entre la protologie et l’eschatologie, entre les données créationnelles et les données rédemptionnelles, entre la nature et la grâce, entre le monde de l’homme et le monde de Dieu. Le Royaume ne peut s’édifier que sur les ruines de la nature et de l’histoire. Ainsi, par le biais de son eschatologisme, la secte glisse volontiers dans le refus de l’histoire.
L’eschatologisme de la secte se caractérise souvent par l’objectivation millénariste. Nous entendons par là la tendance à « matérialiser » les descriptions apocalyptiques et sa propension au millénarisme. L’objectivation repose sur une interprétation qui considère les textes apocalyptiques comme le résultat d’une vision objective et comme la révélation d’une donnée « réelle ». L’apocalyptique est un discours qui exprime l’expérience de la foi en termes cosmiques et historiques. Sa lettre raconte une histoire céleste ponctuée de catastrophes cosmiques, mais son contenu est une interrogation sur l’expérience angoissante de la foi en butte à la contradiction.
L’objectivation identifie la lettre et le contenu, traduit l’apocalyptique en histoire vraie, l’image en réalité, l’imaginaire en factuel, le rêve spirituel en chose matérielle. Ce faisant, la secte la réduit à un logos rationnel et le ravale au niveau de l’objectivité « scientifique ». Résultat : le futur est mis en bandes dessinées. Faut-il s’étonner dès lors que les sectes puissent parfois fixer sans broncher la date du retour du Christ, décrire avec force détails le scénario de la parousie, dire le nombre exact des élus, brosser le tableau du combat eschatologique, dépeindre la vie bienheureuse dans le Royaume et pointer certains événements historiques comme des prodromes de la fin?
Dans la secte, l’objectivation s’allie volontiers au millénarisme. Les représentations du règne de Dieu sont loin d’être uniformes dans la littérature apocalyptique; leur contenu imaginaire diffère grandement. On peut distinguer quatre modèles : le règne de Dieu et des élus sur la terre; le règne purement céleste; le règne de Dieu dans une nouvelle création, dans un monde entièrement transformé; enfin le règne intermédiaire du Messie. Cette dernière représentation est la résultante de la difficile juxtaposition des différentes conceptions eschatologiques et du conflit qui en jaillit. Comment, en effet, concilier le règne terrestre avec l’attente d’un règne purement céleste ou d’un monde totalement transfiguré? Tout simplement en introduisant l’idée d’un règne temporaire qui aura une fin et devra céder la place au règne définitif de Dieu. Ce règne intermédiaire est intercalé entre la fin de ce monde-ci et l’inauguration du Royaume final. La durée de ce règne varie selon les écrits.
La secte est volontiers millénariste, c’est-à-dire qu’elle opte pour la dernière de ces représentations eschatologiques. Bien sûr, les scénarios eschatologiques varient d’un groupe à l’autre, mais ils sont toujours influencés par l’attente d’un millénium de paix. Au-delà des divergences, ces différents scénarios prévoient un drame final en cinq actes :
- Enlèvement des élus par le Christ lors de sa parousie.
- Enchaînement de Satan et de ses suppôts démoniaques.
- Règne de paix de mille ans du Christ avec les ressuscités sur la terre.
- Destruction des méchants et anéantissement de Satan et de ses acolytes (seconde mort).
- Établissement du règne définitif de Dieu.
Il va sans dire que cette objectivation millénariste est séduisante pour les esprits simples et droits. Elle présente le salut comme un renversement de la situation actuelle. Dans l’état actuel des choses, les justes sont humiliés, contredits; le pouvoir et la richesse sont dans les mains des méchants. Dans le Royaume à venir, les justes seront exaltés et posséderont la terre, tandis que les riches s’en iront les mains vides et que les puissants mordront la poussière. Cette vision dynamisante ne risque-t-elle pas cependant de favoriser le ressentiment? Sous un déguisement pieux, le ressentiment n’est rien d’autre que l’assouvissement de l’envie ou du désir de vengeance. Le recours au jugement et à la colère de Dieu peut devenir une façon d’avoir raison de ceux qui nous contredisent, de prendre notre revanche sur ceux qui nous humilient, de s’élever au-dessus de ceux qui nous écrasent, de nous sentir justes au milieu des pécheurs…
Quelles que soient ses formes, l’eschatologisme de la secte produit toujours le même résultat : il vide le présent de son contenu. Le futur absorbe la totalité de la temporalité : le passé et le présent s’y réduisent. Tout est donné dans le futur : le présent n’a d’existence que pour l’avenir. Mieux, c’est un temps d’attente au cours duquel il ne se passe rien. L’eschatologisme conduit au refus du présent. Ce refus préserve la secte de toute corrosion.