Luc 2 - La date de la naissance de Jésus
Luc 2 - La date de la naissance de Jésus
Des problèmes réels sont soulevés aussitôt que nous abordons ce chapitre de la vie de Jésus-Christ. Ne serait-ce que du simple fait que les évangélistes ne nous ont pas rappelé les dates précises, que les calendriers en vigueur à l’époque n’étaient pas tous concordants, puisque les juifs calculaient les dates d’après leur calendrier lunaire, les Romains d’après la date de la fondation de Rome et les Grecs à partir des premières olympiades. Nous tenterons ici de déterminer la date approximative de la naissance de Jésus.
Un article précédent1 nous offrait déjà plusieurs repères pour fixer, même approximativement, la date de la naissance de Jésus. Nous avons déjà évoqué le nom d’Hérode le Grand, ainsi que deux de ses fils portant le même nom. Rappelons que le Nouveau Testament mentionne le nom de trois Hérode, auquel il convient d’en ajouter un quatrième, celui que mentionne Actes 25.13.
Sur le premier, nous glanons des détails intéressants. On sait qu’il est responsable du massacre des enfants du village de Bethléem (Mt 2.16). Personne n’a contesté l’historicité de ce fait, bien que l’historien juif du premier siècle, Flavius Josèphe, ne le mentionne pas. Cette omission ne devrait pas nous surprendre, car le nombre d’enfants ayant péri lors de cet assassinat collectif ne représentait pas, aux yeux d’un historien de métier, un fait d’une très grande importance. Dans un village ou une bourgade dont la population ne devait pas excéder les deux mille âmes, les enfants de moins de deux ans ne devaient pas être plus d’une vingtaine. On cite souvent une parole de l’empereur Auguste qui, ayant appris le meurtre du propre fils d’Hérode, aurait dit (en faisant un jeu de mots en grec intraduisible en français) : « Mieux vaut être un porc dans le palais d’Hérode que son fils! » (« uis » = porc, « uios » = fils). Des historiens s’interrogent cependant sur l’identité de ce fils tué. Il ne s’agirait pas d’Antipater, tué à la même époque (Hérode s’était marié cinq fois). On a conclu que, si Hérode est mort en avril de l’an 4 avant J.-C., il a dû s’écouler au moins quelques mois entre cette mort et la naissance de Jésus.
Le départ de Joseph et de Marie en Égypte dut avoir lieu quelque sept semaines après la naissance de l’enfant. Rappelons que la jeune mère devait accomplir les 33 jours de purification rituelle après l’accouchement. Et puis il nous faut tenir compte du voyage et de la visite que les mages ont effectuée à Bethléem. Quelle a été la durée du séjour en Égypte? Pour certains, il n’aurait duré que deux mois; d’autres soutiennent qu’il a pu durer près de deux ans. C’est ainsi qu’on aboutit à la date de –5 ou de –4. Jésus serait donc né… entre les années 6 et 4 avant J.-C.! Bien que ce ne soit qu’une conjecture, il semble que la plupart des savants penchent actuellement en faveur de cette hypothèse.
Le recensement effectué par Quirinius nous conforte dans l’hypothèse que nous partageons avec un grand nombre de spécialistes du Nouveau Testament. Le récit s’en trouve dans Luc 2.1 et 3. Il faut noter que le rapprochement effectué par Luc entre l’événement de la naissance de Jésus avec l’histoire romaine est un fait important. On a toutefois mis en doute la véracité du fait. Certains prétendent qu’il n’existe pas de traces d’un recensement ordonné par Auguste à cette époque. Et pourtant, il est certain qu’Auguste avait poursuivi l’œuvre gigantesque commencée par Jules César en vue de la répartition des impôts, et des auteurs tels que Tacite et Suétone en parlent. Il s’agissait du recensement de la population de l’empire, et le travail dura au moins une trentaine d’années. Après la mort d’Auguste, Tibère fit lire un document écrit de la main même de son prédécesseur au Sénat indiquant, toujours selon Tacite, le nombre de citoyens, d’alliés de la marine, des royaumes, des provinces, des tributs et des impôts. Si l’auteur ne fait pas allusion au recensement mentionné par Luc 2, la raison en est qu’il y avait fréquemment des opérations de ce même genre.
Seulement du vivant d’Auguste, on en a compté plusieurs en Italie. En Égypte, des recensements avaient lieu tous les quatorze ans, ou même tous les cinq et dix ans, d’après ce que nous révèlent les papyri et les ostraka.
On a également objecté qu’Hérode étant « rex-socius » (roi associé), l’empereur ne pouvait ordonner un tel recensement en Palestine. Or, dans Actes 5.37, Gamaliel rappelle la révolte de l’an 6 après J.-C. menée par Juda le Galiléen, lorsque le territoire de Juda fut incorporé à la province de la Syrie. L’historien Josèphe qui ne parle pas du recensement de Luc parle de celui de l’an 6 avec Quirinius, alors gouverneur de Syrie.
Disons simplement que, si Hérode était bien « rex-socius », son pouvoir restait quand même passablement limité, et que Rome ne se gênait pas pour intervenir dans le gouvernement de ses vassaux. Même sous Hérode, les juifs devaient prêter serment de fidélité à l’empereur (les pharisiens, eux, s’y étaient refusés). Or, depuis Pompée, Jérusalem fut soumise à payer un tribut.
Si le recensement dont parle l’évangéliste est passé inaperçu, c’est parce qu’il a eu lieu selon les coutumes locales, comme c’était le cas chez un « rex-socius ». On a avancé que l’édit d’Auguste aurait dû être exécuté dans les formes romaines. Dans ce cas, le recensement avait lieu dans l’endroit du domicile ou de la naissance, et non de l’origine de la famille. Mais notons la précision de Luc : le recensement avait lieu selon les coutumes locales et il n’avait pas provoqué de remous dans la population. Selon un savant britannique, un édit datant de l’an 104, stipulé par le préfet d’Égypte, demande que chacun doive retourner dans son « nomos » (canton d’origine) pour se faire recenser.
Marie, a-t-on dit, n’était pas soumise à l’obligation du recensement. Pourtant, d’après nos informations, toutes les femmes à partir de 12 ans jusqu’à 60 ans étaient soumises à l’obligation de l’impôt. Si elle se présenta au recensement, ne fut-ce pas parce qu’elle se plaçait sous la protection de Joseph? La plus grande objection concerne la date d’arrivée de Quirinius. Tacite et Josèphe la situent aux environs de l’an 6. Or, rappelle-t-on, à la mort d’Hérode, Varius était le gouverneur de Syrie, et non pas Quirinius. Offrons ici deux explications avancées, l’une d’ordre théologique et l’autre d’ordre historique.
Certains spécialistes ont vu dans ces versets deux interpolations. Cependant, aucune variante n’autorise à la conserver. Il n’y a là que pure conjecture. Certaines traductions ont donné : « Ce recensement arriva avant que Quirinius fût gouverneur. » L’évangéliste aurait ainsi distingué entre le recensement sous Hérode et celui, ultérieur, sous Quirinius. Au lieu d’être une négation historique, Luc savait que le recensement sous Hérode avait eu lieu avant celui de Quirinius, le premier n’ayant pas une grande importance pour l’histoire contemporaine. On justifie cette construction de la phrase en faisant appel à d’autres exemples, tels que ceux se trouvant dans Jean 1.15 et 30. On trouve le cas même chez des auteurs profanes. Cette explication a le mérite de faire disparaître la difficulté, mais il est surprenant que Luc n’ait pas parlé avec une plus grande clarté.
Une autre traduction place l’accent sur le verbe « egeneto » : « le premier recensement arriva à son accomplissement », ou « fut complètement exécuté pendant que Quirinius était gouverneur en Syrie ». Ainsi, Luc aurait parlé ou aurait envisagé le début du recensement, selon l’ordre d’Auguste, dont l’accomplissement aurait eu lieu plus tard, sous le gouvernement de Quirinius. Certains exégètes pensent que cette explication est plausible sur une base philologique. D’autres discutent le mot « apographè », traduit par le mot « recensement », qui ne signifierait que simple « inscription ». Or, il est certain qu’une « apographè » est toujours un acte connu, officiel. Nous épargnerons au lecteur d’autres explications théologiques ou philologiques. En revanche, celles qui se présentent comme historiques méritent d’être mentionnées. Les recherches récentes établissent le fait que Quirinius a exercé à deux reprises la fonction de gouverneur en Syrie. Tacite en parle dans ses Annales (3.48).
Quirinius est consul en Syrie en l’an –12. Il est intéressant de connaître d’autres détails sur la brillante carrière dans la fonction publique du personnage. L’espace ne nous permet pas d’y entrer. Une inscription découverte à la fin du 18e siècle à Tivoli parle d’un personnage qui a été à deux reprises gouverneur de la Syrie. Des savants estiment qu’il a parfaitement pu s’agir de Quirinius. Une autre inscription, celle-ci découverte au début de notre siècle à Antioche, en Pisidie, fait état de Quirinius comme « triumvir ». La pacification effectuée par celui-ci, dont fait état Tacite, prouvera que le personnage avait exercé deux gouvernements, dont le premier militaire, en tant que commissaire impérial, et ce, conjointement avec le gouverneur de la place, appelé Saturninus (certains ont voulu lire dans le texte de Luc Saturninus au lieu de Quirinius).
L’explication, bien que sommaire, ainsi que les objections au texte de Luc et les réponses que nous y donnons prouveront que le récit de l’évangéliste et les faits historiques communs ne sont pas en contradiction. Il conviendrait d’y consacrer plus de pages, mais nous nous contenterons de n’en mentionner que les grandes lignes.
Le mois et le jour de la naissance de Jésus feront, à présent, l’objet d’un autre bref examen. Ce n’est qu’à partir du 2e siècle de notre ère qu’on a avancé des hypothèses quant au mois et au jour de la naissance de Jésus. Les Pères de l’Église, dont certains critiquent pourtant toute recherche dans ce domaine, ont avancé des dates plus ou moins fantaisistes, dont le mois d’avril, de mai, de septembre, et pour finir le 25 décembre. On sait qu’en Orient certaines Églises ont retenu le 6 janvier pour célébrer la nativité, tandis qu’en Occident on a choisi la date du 25 décembre. Oscar Cullmann a consacré une étude importante à ce sujet; nous renvoyons le lecteur à sa thèse. Pour le 6 janvier, l’explication est la suivante : le premier Adam ayant été créé le 6e jour, le second Adam est né, lui aussi, le 6e jour de l’année. Pour ce qui est du 25 décembre, on se rappellera que c’est la date où l’on célébrait à Rome le solstice, l’importante fête de « Natalis invicti solis », où le dieu de la lumière repoussait les ténèbres. L’Église a voulu s’approprier cette fête et la christianiser; Jésus-Christ ne reflétait-il pas le Soleil levant? La lumière véritable qui vient et luit dans le monde en repoussant les ténèbres?
Une chose est certaine selon les spécialistes : Jésus ne pouvait pas naître durant l’hiver, car la mention des bergers paissant leurs troupeaux ne favorise pas une telle date. D’autres répondent qu’il y a deux catégories de troupeaux : ceux que des bergers pouvaient faire paître en hiver, à proximité du lieu de leur habitation, et les autres, qui restaient dehors le reste de l’année. Quant à nous, nous admettons l’incertitude absolue dans laquelle nous nous trouvons pour établir la date en ce qui concerne le mois et le jour de la naissance du Christ.
Mentionnons en passant une erreur de calendrier attribuée à Denys le Jeune, qui fait débuter l’ère chrétienne à partir de l’an 1, ce qui, ainsi que nous venons de le voir, ne coïncide pas avec la date approximative de –6 ou de –4 de l’événement. Appelé par le pape de Rome, vers 525, à substituer l’ère dioclétienne à celle de l’incarnation, Denys est parti de l’an 754 avant J.-C. (date de la fondation de Rome, avant notre ère) pour établir la date de la nativité. Les lecteurs des Évangiles ont toujours été intrigués par l’apparition de l’étoile qui a guidé les mages dans leur voyage jusqu’à Bethléem (Mt 2). Peut-on en tirer une indication chronologique certaine? Le texte de Matthieu précise là « son étoile ». Il s’agit bien évidemment d’un signe. Pour les Pères de l’Église, il s’agissait d’une comète. On en a signalé le passage en l’an –12, –8, –5 et –4. Selon Kepler, en 1603, ç’aurait été une conjonction de Saturne et de Jupiter, observée au mois de décembre. Au mois de mars suivant, ils se sont rapprochés. L’automne suivant est apparue une étoile d’un très grand éclat. Le savant astronome a calculé que ce même phénomène s’est déjà produit avant, vers l’an 746 (date chronologique romaine), ce qui coïnciderait avec l’an –7 ou –6. Si on pouvait vérifier ce phénomène céleste, il serait facile de situer la date de naissance aux environs de –6, ce qui laisse un intervalle entre la naissance du Christ et la mort du roi Hérode, et donne l’âge de deux ans pour les enfants massacrés de Bethléem.
Mentionnons encore, avant de clore cet article, que des savants s’étaient déjà livrés à des calculs sur la date de la naissance du Messie à partir de l’année de service au temple du sacrificateur Zacharie, père de Jean-Baptiste, qui appartenait à la classe d’Abias et descendait directement d’Eliézer, fils d’Aaron.
Jésus est né à Bethléem (Luc). Selon cet Évangile et celui de Matthieu, il est le « fils de David » et le fils d’une femme vierge. Jésus en personne ne rejettera pas l’appellation fils de David (Mc 10.48; 11.10), mais spécifie clairement qu’en tant que Messie il était plus que descendant du roi David, il était même Seigneur de David (Mc 12.35-37).
Les deux généalogies en notre possession (Matthieu et Luc) remontent jusqu’à Abraham et, de là, jusqu’à Adam, pour mieux prouver sa descendance davidique. Toutes les deux parlent de Joseph, le père supposé de Jésus. Toutefois, ces deux synoptiques ne laissent planer aucun doute sur la naissance virginale du Sauveur. Quelques différences entre les deux généalogies ne devraient pas nous préoccuper outre mesure. On ne peut pas affirmer à tout prix que Luc tenait à présenter celle de Marie. Pour les juifs contemporains de Jésus, il suffisait de savoir que Joseph, en dépit de la naissance miraculeuse de Jésus, était descendant de David. Nous aborderons dans un autre article2 la naissance virginale du Sauveur qui indique, elle aussi, l’origine divine du Sauveur.
On pourrait conclure de l’Évangile selon Marc que Jésus ne fut pas considéré comme Fils de Dieu jusqu’au moment de son baptême. Les deux autres synoptiques lient la filiation de Jésus à un acte de Dieu, établissant son existence terrestre de manière exceptionnelle. Le Nouveau Testament n’ajoute rien au sujet de cette naissance miraculeuse (durant sa vie terrestre, il sera considéré comme le fils de Marie et de Joseph, Lc 3.23; 4.22; Jn 6.42). Bien que le prénom de Jésus (en hébreu, Jeshua signifie « Yahvé est mon salut ») ne soit pas inconnu parmi les juifs, il ne désigne que la personne et l’œuvre de Jésus de Nazareth.
Notes
1. Voir mon article Le contexte historique de la venue de Jésus.
2. Voir mon article La naissance virginale du Christ.