Luc 23 - Septième parole de la croix
Luc 23 - Septième parole de la croix
« Jésus s’écria d’une voix forte : Père, je remets mon esprit entre tes mains, et en disant ces paroles il expira. »
Luc 23.46
Le Christ vient à peine de prononcer « Tout est accompli » (Jn 19.30) qu’aussitôt une nouvelle phase s’enchaîne presque en hâte. La septième et dernière parole que les évangélistes ont recueillie des lèvres du divin crucifié clôt à présent le dernier acte de la passion de notre Sauveur.
Le fidèle Serviteur de Dieu a achevé sa mission, il en a rendu compte à son Père et à l’Esprit. Que reste-t-il encore à faire pour que le rideau tombe enfin sur le dernier acte du drame de la rédemption? Nous constatons qu’il n’y a presque pas d’arrêt dans l’enchaînement des événements. Que reste-t-il encore d’autre? nous demandons-nous, perplexes. La réponse qui nous est accordée nous étonnera sans doute une fois de plus.
Le Christ fait de son départ de la vie physique l’occasion de confesser la persistance et la pérennité de l’œuvre divine. Expliquons-nous. En réalité, sa vie et ses œuvres divines ne prennent jamais fin, car il est l’Immortel. Aussi le Christ, son Serviteur, crie d’une voix haute, lui qui est l’ouvrier fidèle de Dieu.
Nous nous demandons avec étonnement, si ce n’est avec stupéfaction et peut-être même avec scepticisme : Est-ce vraiment ainsi? La septième et dernière parole du Christ ne serait-elle pas, à la manière de celles que prononcent les mourants, le sceau placé sur une existence, la déclaration qu’en rendant le dernier souffle on prend définitivement congé de la vie et que l’esprit entre dans son repos?
Dans notre prétendu réalisme, nous persistons à penser qu’il est normal que le Christ mourant remette son esprit entre les mains de Dieu, qu’il prononce l’ultime parole d’un homme s’en allant définitivement. Nous insistons pour donner un tel sens à la septième parole de la croix, et nous aimerions qu’il n’en soit pas autrement. Nous concédons même que le Christ ne meurt pas exactement comme tous les autres mortels, que son cas est différent, puisque, si tout agonisant normal rend l’esprit dans un soupir à peine perceptible, le Christ, lui, s’exclame d’une voix vigoureuse, lance un cri qui déchire les oreilles. Et nous en concluons que sa mort fut vraiment différente de celle des autres.
Je tiens pourtant à signaler que celui qui vient de prononcer cette septième et dernière parole sur la croix n’est pas un mourant. Et c’est cela qui fait toute la différence entre sa mort, son départ vers le Père, et notre mort à nous. Le Christ est celui qui meurt, mais en même temps il est celui qui vit. N’écoutons pas cette parole sous l’effet des souvenirs que nous aurions gardés de lits d’agonisants et de chambres mortuaires. Ce serait manquer l’occasion de saisir la valeur réelle de la mort de notre divin Sauveur. Ne cherchons pas le grand mourant parmi les morts ordinaires.
La phrase est tirée d’un psaume, le Psaume 31; je vous en cite quelques passages :
« Tu me feras sortir du filet qu’ils m’ont tendu; car tu es ma protection. Je remets mon esprit entre tes mains. Tu m’as libéré, Éternel, Dieu de vérité! […] Je me confie en l’Éternel. Je serai dans l’allégresse et dans la joie par ta bienveillance, car tu vois mon malheur, tu connais les angoisses de mon âme » (Ps 31.5-8).
Vous aurez remarqué que ces paroles du vieux psaume ne sont pas celles d’un agonisant. Le psalmiste est quelqu’un qui se trouve au milieu de la vie. Il se réjouit de l’heure de sa délivrance. Il n’est pas en train de traverser l’étroit passage destiné à le conduire à l’hadès, au shéol biblique. Au contraire, il se trouve en un « espace spacieux ».
Dans la piété juive, même avant Jésus, le Psaume 31 était une prière du soir. Les enfants allant à l’école devaient le réciter avant de s’endormir, et même tout Israélite adulte était censé lire ce texte sacré en guise d’oraison et de requête à la fin de la journée.
Le Christ dit davantage que tous les vieux prophètes et psalmistes de l’Ancien Testament, mais il ne dira jamais rien qui les contredise. L’auteur du psaume ne pensait pas à la mort, comme quelqu’un qui se serait trouvé dans un lit d’agonisant. Non, il ne songeait pas à l’effrayante certitude d’une mort imminente. Au contraire, il suppliait Dieu de prolonger sa vie, de lui montrer ses bienfaits, de le mettre à l’aise, de briser le conseil de ses adversaires et de déjouer leur conjuration.
Par un acte de foi, il reste disponible pour accomplir son œuvre et pour poursuivre sa mission. Il sait que des sournois préparent des embûches et complotent contre sa personne. Mais, dans la confiance, il sait que son sort se trouve entre les mains divines, mains de puissance et de grâce. Il ne sombre pas dans la panique en face de ses persécuteurs haineux; il poursuit son chemin; il contemple la vie; il tourne sa face vers Dieu, son Libérateur.
Le Christ prie dans ce même esprit. Il parle de manière active, d’où sa forte voix. Avec la même confiance que le psalmiste, il élève sa voix pour la dernière fois pour prier. Il est confiant, il sait que les attaques de ses adversaires ne le ruineront pas définitivement. Il se maintient au centre de la vie. Ses ennemis s’imaginent lui ôter la vie, mais lui est assuré que c’est Dieu qui décide du sort final de chacun. Eux prétendent que c’est sa fin; lui, il confesse sa foi au Dieu vivant, Sauveur et Père. Aussi bien sa protection que sa victoire lui sont assurées.
Le Christ ne pouvait pas annoncer cela par un sourd grognement s’échappant de sa poitrine, du haut de la croix; d’une voix assurée, il devait défier la présomptueuse rébellion de ses bourreaux, une voix encore plus forte que celle du psalmiste. Le Christ en croix connaît Dieu, il est confiant, le Seigneur prendra soin de son esprit. Il ne cherche pas à échapper à une mort inéluctable. Quoiqu’il advienne, il affirme la vie de Dieu.
Si nous persistions à n’écouter dans cette dernière parole que les mots, soit balbutiés soit même fortement prononcés, d’un agonisant qui quitte l’existence à la manière d’un simple mortel, nous n’aurions ni compris la mission du Christ ni communié à sa foi.
Sa mort est un acte libre et puissant. En ce moment même, il célèbre une liturgie et rend un culte en Esprit et en vérité, le seul qui agrée à notre Dieu Sauveur.
En prêtant l’oreille à cette septième parole, je vous prie de vous tourner également vers les lits de nos agonisants, vers les chambres mortuaires que nous visitons si désemparés, les salles d’hôpital accablantes de tristesse, les scènes d’accident, les champs de bataille. Ils sont nombreux, désespérément nombreux, ceux dont, avec une indicible douleur, nous prenons congé pour la vie. Combien la rupture est brutale et combien leur départ nous laisse inconsolables!
Pourtant, quel encouragement et quel réconfort ne puiserions-nous pas, si nous cherchions à écouter et à accepter avec foi la dernière parole du Christ sur la croix, comme une espérance qui se traduit en prière! Elle nous entoure dans le cercle que le Sauveur en croix a tracé, et il voudrait que nous y trouvions personnellement, à notre tour, les encouragements et les certitudes qu’il dispense même au plus affligé d’entre nous.
Ah, quelle lumière et quelle invitation à faire de cette prière de confiance du Sauveur mourant notre cri de foi et l’expression de notre sérénité! Pouvoir nous remettre et remettre notre sort entre les mains du Dieu tout-puissant, sachant que lui, le seul immortel, ne cesse d’agir et de poursuivre ses actions, même lorsque nous rendons le dernier soupir, et bien que nous yeux se ferment à la lumière du jour. Nous sommes pris en charge par lui; les ténèbres ne peuvent plus nous envelopper et nous ne serons pas les proies épouvantées de la grande et insatiable dévoreuse. Pourvu que nous priions avec le Christ et en son nom, sa prière, les paroles divinement inspirés du psalmiste.
Je suis bouleversé en pensant qu’en prononçant cette oraison de confiance, notre Sauveur n’a pas choisi un grand passage de l’Ancien Testament, l’un de ces textes majestueux des prédictions messianiques, mais un cantique ordinaire de la piété israélite. Il prononce une prière destinée à être dite aussi par des petits enfants : paroles empreintes d’une confiance enfantine, chargées de l’espérance de la vie. Il les prononce non pour signaler qu’il s’endort définitivement, mais qu’en s’endormant, il se sait entouré des mains puissantes du Père, des mains de grâce et de protection. Dieu, lui, ne s’endort point. Il veille sur les siens, sur chacun d’eux, petits et grands, et de siècle en siècle, il poursuit son action d’amour.
Au moment le plus dramatique de l’histoire sainte et de l’histoire universelle, il offre en son Fils unique la certitude que telle est en fait la fidélité qui le caractérise et l’assurance qu’il veut nous inspirer. Durant les heures de ténèbres, il prépare l’aurore. Si d’après les critères humains ce n’est que l’heure ultime, sous le signe de l’éternité c’est le commencement d’une autre journée, qui se lève pleine de grâce et de vérité. Dieu prolonge sa journée, mes chers amis, n’en doutons point. Immortel, il veut nous faire participer à sa plénitude. Nous pouvons calmement lui confier notre sort.
C’est Vendredi saint. Mais déjà, nous entrevoyons les rayons du matin de Pâques. Ces deux journées sont liées intimement dans l’achèvement de notre salut. Ce sont les journées que le Seigneur a faites, et nous pouvons nous en réjouir. Tout à l’heure, le Christ en croix déclarait « Tout est accompli », mais il ne demandait pas son salaire. Maintenant, il sollicite la protection de Dieu, comme un tout petit enfant.
À l’heure où il meurt, il prononce la parole de vie. Il confesse que, de l’échelle inférieure de son humiliation, il monte vers un nouveau commencement. Il surgit de la seconde mort pour accepter la première. La traversée de l’enfer vers le ciel se fait comme pour chaque pèlerin de la foi; il se fortifie en son Dieu. Avec une forte voix, il en confesse la bonté; sans hésitation, il s’abandonne à ses soins.
En concluant, je ne puis m’empêcher de discerner dans cette parole une trace de jugement prononcé sur nous autres chrétiens. Car, de ces paroles de vie et de salut, d’espérance et de certitude, nous n’en avons fait trop souvent que l’occasion de méditations lugubres. Si souvent, lorsque nous parlons de carême, nous pensons à une saison instituée pour cultiver des sentiments maladifs et morbides et nous adonner à des rites de lamentation et de mort.
N’oublions jamais, dans cette saison mise à part pour méditer sur les souffrances et la mort de notre Seigneur, que le Christ en croix est tout d’abord le Seigneur de la vie et l’Agent de notre salut, le Kurios universel. La septième parole nous rappelle qu’il ne meurt pas comme un agonisant dans la défaite, mais en la pleine possession de la vigueur de son esprit.
« Père, entre tes mains j’abandonne mon esprit. » Nous nous disions sans doute qu’en ce moment même, le rideau tombait sur le dernier acte du drame divin. Mais la septième et dernière parole dément et refuse une telle interprétation. Elle affirme solennellement, vigoureusement, que le rideau se lève vers un acte nouveau, vers un autre début. Après les ténèbres, une nouvelle scène s’ouvre sous les projecteurs des lumières célestes. Alors, avec les croyants anciens, répétons l’admirable expression latine : « Post tenebras lux. »
Répétons-le pour Christ, mais aussi pour nous, ses disciples, membres de son Église, qui le confessons comme Sauveur et comme Seigneur, vivant au bénéfice de sa passion, recueillant par la foi sa grâce divine, dans la vie et en dépit de la mort, chaque jour redisons : « Post tenebras lux », amis et frères chrétiens : Après les ténèbres, la lumière.