La révélation générale - (6) La théologie naturelle romaine
La révélation générale - (6) La théologie naturelle romaine
Avant d’aborder l’étude à proprement parler de la révélation générale selon l’Écriture, il convient d’aborder au préalable l’idée de théologie naturelle. Alors seulement, on saisira la différence entre elles et on pourra conclure à l’impossibilité d’une théologie naturelle. La théologie naturelle implique une connaissance de Dieu. Mais cette connaissance est vivement distinguée d’avec celle de la révélation spéciale. La théologie naturelle est considérée comme possible par le moyen de la nature ou de la raison humaine. Certes, ses tenants n’entendent pas qu’elle soit la seule et exclusive connaissance possible de Dieu. Ils admettent la possibilité de deux sources de connaissance de Dieu; la seconde, la révélation spéciale, étant la plus riche des deux, sans pourtant négliger la première.
La théologie naturelle ne prétend pas pouvoir construire un système à l’aide de la nature humaine. Elle ne veut pas être une théologie autonome. Son contenu n’est pas une projection de l’être intérieur humain, provenant de la nature humaine. Mais elle se fonde essentiellement sur une révélation. Celle-ci, qui est la source de la théologie naturelle, n’est pas la révélation spéciale en Christ que rapporte l’Écriture, mais une révélation générale dans la création, une révélation en la réalité créée. Le résultat en est alors la connaissance naturelle de Dieu et une morale « naturelle ». De cette manière seulement, affirme-t-on, on fera justice aux variétés de la « connaissance » de Dieu, peu importe leurs déformations ou corruptions, en dehors du christianisme et de la révélation spéciale. Une connaissance du salut en Christ ou l’illumination par le Saint-Esprit sont hors de question ici. Il ne s’agit que d’une connaissance naturelle que l’on reçoit à travers la réalité créée, aussi totalement différente de la connaissance surnaturelle de Dieu qui, elle, n’est possible qu’au moyen d’une révélation spéciale surnaturelle.
Depuis le Moyen Âge, la théologie romaine a défendu le droit et la possibilité de la théologie naturelle. Elle en fit une partie organique de son système doctrinal. Elle la tient pour être d’importance capitale. Elle est la connaissance rationnelle de Dieu et soigneusement distinguée de la connaissance de la foi. Rome s’est ainsi opposé à deux interprétations théologiques : au traditionalisme et à l’ontologisme. Le traditionalisme admet que la connaissance de Dieu dépend entièrement d’une révélation primaire, accordée d’abord, transmise ensuite. Ainsi ce n’est pas le pouvoir de la raison, mais la dépendance sur la révélation qui est la voie de la connaissance de Dieu. Contre cette école, Rome a maintenu qu’il y avait une possibilité pour la raison humaine de connaître Dieu. Car, affirma-t-elle, Dieu peut être certainement connu au moyen de la raison humaine. Le conflit avec l’ontologisme, selon lequel on parvient à la connaissance de Dieu par une intuition immédiate, était d’une nature différente. Rome tenait plutôt au caractère médiat de la connaissance de Dieu.
Il est évident que cette intuition immédiate est différente de la révélation spéciale que nous reconnaissons. Il est à noter que Rome ne veut pas d’une limitation rationaliste de la révélation. Cependant, même si l’on dit que les mystères divins sont au-delà de l’accès de la raison naturelle, néanmoins cette connaissance de Dieu acquise grâce à la lumière naturelle de la raison est quand même considérée comme très importante par Rome. Aussi condamne-t-elle ceux qui la nient. Depuis toujours, Rome entend comme théologie naturelle une connaissance naturelle ou bien une théologie naturelle qui serait dérivée des choses créées, et ce avec l’aide de la raison. Il existe une possibilité physique en principe seulement. Rome ne nie pas que la majorité des hommes ne possèdent pas cette connaissance naturelle. Nonobstant, elle maintient la conviction de la possibilité physique de celle-ci. Cette connaissance est, selon Rome, médiate, analogue, inadéquate et véritable.
Selon la théologie scolastique, il y avait trois voies par lesquelles la connaissance de Dieu pouvait être obtenue : la voie de la causalité, celle de la négation, celle de l’éminence. À partir des choses créées, nous apprenons par la lumière naturelle de la raison que Dieu est la cause de toutes choses et qu’il est infiniment exalté au-dessus de ses créatures et distinct d’elles. La conception romaine des preuves de l’existence de Dieu se fonde également sur la thèse selon laquelle la raison naturelle peut connaître Dieu à partir des créatures. La doctrine officielle ne parle pas de la probabilité, mais de la certitude de connaître Dieu.
Quel est l’arrière-plan de cette conception? Il est certain qu’il y a sur place une idée anthropologique très marquée. Ici, l’âme rationnelle est élevée au-dessus de la vie de péché et corrompue de l’homme, et par une raison non pervertie l’homme parvient à une certaine connaissance de Dieu. On a parlé à cet égard de la défense ecclésiastique de la raison. Certes, pour Rome aussi le péché a abîmé la nature humaine en perdant les dons surnaturels spéciaux, mais la capacité physique de la raison humaine n’a pas été entièrement détruite ni même troublée; aussi l’homme peut-il connaître Dieu. La raison opère à l’intérieur de la réalité créée et alors parvient-elle à une vraie connaissance de Dieu, quoique connaissance incomplète.
Que la raison puisse accomplir tant est dû à sa structure même. La raison humaine est ancrée en l’âme qui est la forme du corps. Par conséquent, il existe toujours une certaine dépendance sur la matière. À cause de l’union du corps et de l’âme, il ne sera jamais possible pour notre connaissance d’être purement spirituelle ou intuitive en nature, ainsi qu’est le cas pour les anges. Notre intellect doit maintenir toujours un contact avec les choses existantes et ceci détermine de manière décisive la manière de notre connaissance naturelle de Dieu. Il s’en suit que la connaissance est dépendante de nos sens. Par conséquent, Dieu qui « est suprêmement esprit » est le moins connaissable à nous. Il n’y a qu’une seule voie pour connaître de manière naturelle et celle-ci se trouve en la perception des sens des choses créées. C’est ici que réside le fondement des preuves de l’existence de Dieu. La réalité empirique devient ainsi le point de départ des preuves de l’existence de Dieu et à partir d’elle on conclut à l’existence d’une cause première complètement auto-existante. Ainsi à partir d’une réalité empirique à l’aide de la raison, l’on parvient à la conclusion que Dieu est la cause première de tout être. La valeur transcendante de la causalité rend possible la connaissance naturelle de Dieu.
La question à présent est de savoir jusqu’à quel point et comment Dieu est connu de cette manière-là. Nous avons vu qu’elle ne pouvait être adéquate, parce qu’elle dérive de la réalité créée et elle en porte la marque. Par exemple, on ne peut connaître par la théologie naturelle que Dieu soit trinitaire. Les mystères sont entièrement cachés au regard de la connaissance naturelle. Cette connaissance n’est pas seulement inadéquate, mais encore partielle. Par la connaissance naturelle, l’on ne connaît que cet aspect de Dieu qui est accordé par voie de création et en rapport avec l’être. Avec ces preuves, la raison vient à reconnaître l’existence d’un être auto-existant qui non seulement exprime les profondeurs de l’être de Dieu dans la mesure où il est accessible à l’intelligence humaine, mais encore la racine de ses perfections infinies. L’être auto-existant est le point central de la connaissance naturelle de Dieu. Cet être divin peut être connu à la lumière naturelle de la raison parce qu’il existe une « analogie de l’être » entre Dieu et l’homme. Cette analogie de l’être est, selon Karl Barth, « une découverte de l’Antichrist ». Les romains objectent à cette critique qu’ils n’entendent pas qu’il existerait un être universel sous lequel Dieu et l’homme seraient subsumés. Elle présuppose plutôt, disent-ils, la différence entre le Créateur et la créature. Il existe une distance infinie entre Dieu, source de l’être, et les choses créées, affirment les romains. Cependant, ils maintiennent une ligne de similarité qui serait établie par Dieu en personne. Dieu n’est pas un Dieu caché. Mais sur le terrain de l’analogie de l’être, la voie est ouverte à la théologie naturelle. À cause de l’analogie de l’être, l’homme dans sa connaissance naturelle est pris dans le monde de la réalité créée. Seulement de cette manière-là la connaissance reste possible.
Nous concluons que la raison naturelle reçoit la connaissance de Dieu en dehors de la révélation spéciale, directement de la factualité de la réalité créée. Depuis la forte opposition à la théologie naturelle, plus récemment l’accent a été déplacé sur son importance extrêmement limitée. Certes, affirme-t-on, la raison parvient-elle à une connaissance de Dieu, mais les limites de celle-ci doivent constamment être rappelées. Nous savons que Dieu possède certaines perfections (être, esprit, vie), mais nous ne savons pas comment il les possède. Aussi nous ne connaissons pas Dieu dans ce qui s’applique à lui. Par conséquent, cette connaissance naturelle est indirecte, inadéquate et obscure. Elle ne replacera jamais celle qui dérive de sa révélation surnaturelle. Elle est imparfaite et insuffisante.
Bien que cela soit admis, Rome persiste quand même à penser et confesser la possibilité pour l’homme déchu de connaître Dieu comme Créateur. Rome s’engage dans un conflit amer pour défendre la capacité ontique de la raison. Elle anathématise ceux qui la contredisent sur ce point. Dans la théologie officielle romaine, la relation de la connaissance entre le Créateur et la créature est fixée de manière ontologique. Même lorsque le Christ dit : « et c’est ici la vie éternelle qu’ils connaissent le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17.3), Rome pense que cela n’enlève pas qu’il peut exister une connaissance réelle et vraie de Dieu totalement en dehors du Christ.
Mais comment est-ce possible que cette connaissance-là soit associée à la révélation que Dieu fait de son nom à Moïse? « Je suis celui qui suis. » Lorsque Moïse rencontre Dieu, est-ce que, pour un bref instant, cela concernerait seulement l’être isolé et abstrait de Dieu en soi-même, telle que la théologie naturelle prétend faire? La théologie romaine n’a jamais su donner une réponse satisfaisante à la question posée par la Réforme. La connaissance de Dieu ici est approchée par une analyse anthropologique qui prétend que, par le moyen de sa raison non corrompue, l’homme peut connaître l’être du vrai Dieu. Bien qu’inadéquate, elle n’est néanmoins pas fausse, car même la révélation surnaturelle est inadéquate selon elle. La théologie catholique implique la relation entre la nature rationnelle de Dieu et la réalité. La voie de la connaissance de Dieu est celle de la conclusion logique. Si cela est vrai, on doit alors savoir si Rome reconnaît vraiment une révélation de Dieu dans la réalité créée. L’on y répond de manière affirmative, en maintenant la révélation de Dieu dans la nature indépendamment de celle dans sa révélation spéciale. Cela est possible pour Rome qui place la raison contre le fait de la nature. Dieu ne se trouve pas dans la nature. Plutôt, du fait de la nature, peu importe comment elle apparaît, et hors de la question si cela est ou offre une révélation, la raison peut conclure que la nature possède une cause, une « cause première ».
L’idée de la révélation elle-même ne joue pas un rôle comme tel ici. Dans la théologie naturelle, on tente de montrer comment Dieu, en fait, s’est révélé. Mais la raison conclut à la cause première, c’est-à-dire Dieu. C’est pourquoi bien souvent la théologie naturelle romaine apparaît comme s’occupant de la connaissance obtenue à part de la révélation. Cela est aussi tout à fait conséquent, parce que la relation entre « la nature rationnelle abstraite » et la réalité n’exprime rien quant à sa nature, sauf qu’elle possède une cause. Il y a eu de fortes objections au sein même de Rome à cette théologie naturelle (Karl Adam et Max Scheler avant qu’il eut quitté Rome). Nous ne discuterons pas ces objections, nous contentant d’exposer ici la position romaine officielle. La méthode romaine de l’analogie de l’être, la primauté de la raison et l’importance principale de la causalité sont attaquées à leur racine même, par des romains. Ce mouvement a très peu d’influence sur la théologie naturelle romaine. Rome a maintenu sa position traditionnelle, d’abord exprimée clairement lors du concile Vatican I. Alors Rome se référait à Romains 1.20. Mais la Confession de foi des Pays-Bas aussi s’y réfère, ce qui est l’occasion de signaler l’urgence qu’il y a à s’adresser aux Écritures. C’est sur les pages de l’Écriture que le cœur du problème est clairement aperçu.
Nous reconnaissons l’illégitimité de la théologie naturelle. Il est clair que la reconnaissance de la révélation générale ne donne pas la possibilité de reconnaître aussi une religion naturelle qui serait la base de toutes les religions, d’une théologie naturelle qui pourrait donner une connaissance pure de Dieu en dehors du Christ, d’un droit naturel que tous les hommes, indépendamment de leur attitude vis-à-vis du Christ, doivent accepter comme valable d’après un critère reconnu par tous. Nul ne vient au Père que par le Christ (Jn 14.6). Le Christ est le seul critère pour l’homme pécheur d’après lequel il distinguera avec certitude le bien et le mal.