Cet article a pour sujet la responsabilité humaine dans la pensée de Jean Calvin. Même si les actions des hommes sont conduites par la providence de Dieu, elles méritent la condamnation, car elle viennent de notre corruption et leur intention est impure.

Source: Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin, 1895. 6 pages.

La responsabilité selon Calvin - La sanction - La responsabilité et la providence

De ce que « Dieu ploye, tourne ou tire à son plaisir les réprouvés », Calvin reconnaît qu’il « y sort bien plus difficiles questions1 » que celles qui naissent de l’exégèse. « Difficilis et involuta quæstio », disait-il dans la première édition de son Institution. Voici à quoi se réduit toute l’argumentation des adversaires de Calvin, ses contemporains. Si tout ce qui arrive se fait par la volonté de Dieu et que les péchés mêmes des hommes tournent à sa gloire, comment les pécheurs peuvent-ils être punis, pour avoir agi conformément à la volonté de Dieu? Et supposé que leurs actes soient répréhensibles en eux-mêmes, comment l’homme en supporterait-il la conséquence, puisque la nécessité lui en est imposée par la providence de Dieu qui est dès lors seule responsable? « Si Dieu nous punissait parce que nous avons de la barbe, ne nous ferait-il pas tort, puisque c’est lui qui la fait croître et que le fait d’avoir de la barbe ne dépend pas de nous?2 »

À cette double critique, Calvin répond en mettant en lumière le critère sur lequel doivent se fonder tous nos jugements moraux, et cela était nécessaire en présence de l’utilitarisme superficiel qui donne à la première des objections proposées au réformateur toute sa force apparente. Il faut apprécier les actes, non d’après leurs résultats heureux ou malheureux, mais dans leur source et leur fin. Si l’acte procède d’une nature mauvaise en soi et que le but, en vue duquel il a été perpétré, soit illégitime, il est mauvais.

« Le méchant est incité ou de son avarice, ou d’ambition, ou d’envie, ou de cruauté à faire ce qu’il fait et ne regarde à autre fin. Pourtant, selon la racine qui est l’affection du cœur, l’œuvre est qualifiée et à bon droit jugée mauvaise.3 »

L’affection du cœur, c’est-à-dire le penchant de la nature, et le but où il prétend, c’est-à-dire l’intention, suffisent à vicier un acte, d’ailleurs conforme extérieurement à la loi morale ou bon dans ses résultats, dès que l’une ou l’autre est mauvaise. Voilà pourquoi Calvin refuse d’accorder aux vertus des hommes irrégénérés un caractère méritoire. Ce qui importe, ce ne sont pas les actes extérieurs, mais les dispositions et les motifs qui leur donnent naissance.

« Or, dit-il, en parlant des païens, il est certain que ce sont mauvais arbres, vu qu’il n’y a nulle sanctification, sinon en la communion de Christ. Ils peuvent donc produire de beaux fruits, mais ils n’en peuvent nullement produire de bons.4 »

D’un autre côté, hâtons-nous de le dire, la légitimité du but ne suffit pas à elle seule à justifier un acte. Pour ne pas être péché, il faut qu’il soit conforme au contenu du commandement, aussi nous faut-il rejeter « l’opinion de ceux qui pensent qu’en tout péché il y ait une malice délibérée, car nous expérimentons plus qu’il ne serait métier, combien nous faillons souvent avec notre bonne intention5 ». Or, puisque tout péché est mortel6, bien qu’il soit plus ou moins odieux, Calvin évite le terrible écueil où se sont heurtés quelques-uns des défenseurs du camp opposé, qui ont osé soutenir que la fin, pourvu qu’elle soit bonne, suffit à rendre un acte légitime, quelle qu’en soit la nature.

Cette réserve faite, nous ne pensons pas qu’on puisse sérieusement contester à Calvin l’affirmation d’après laquelle « toute œuvre est qualifiée par l’intention de celui qui la fait ». Si l’on accorde cela, la première objection tombe d’elle-même, car il est évident que si Dieu sait tirer parti du mal que commettent les méchants pour en faire sortir le bien, on ne saurait leur en savoir aucun gré; il en résulte aussi que leurs actes restent blâmables, parce que le bien qui en découle se produit malgré leur volonté qui résiste, autant qu’elle le peut à l’ordre établi par Dieu. Si par insouciance ou par méchanceté, j’expose la vie d’un ami à un grave péril, auquel il n’échappe en se couvrant d’honneur que grâce à son intelligence ou à son énergie, mon acte ne sera-t-il pas aussi blâmable que s’il avait produit ses conséquences naturelles? L’erreur des adversaires de Calvin est de ne pas avoir tenu compte de ce principe élémentaire :

« Ces phantastiques considèrent mal et perversement la providence de Dieu. Nous disons (affirment-ils)7, que toutes choses dépendent d’icelles comme de leur fondement et pourtant qu’il ne se fait ni larcin, ni paillardise, ni homicide que la volonté de Dieu n’intervienne. Sur cela, ils demandent pourquoi donc sera puni un larron, qui a puni celui que Dieu voulait être châtié par pauvreté? Pourquoi donc sera puni un meurtrier qui a tué celui auquel Dieu avait fini la vie? Bref si toutes telles manières de gens servent à la volonté de Dieu, pourquoi les punira-t-on? Mais je nie qu’ils y servent; car nous ne disons pas que celui qui est mené d’un mauvais cœur s’adonne à servir Dieu, vu qu’il veut seulement complaire à sa méchante cupidité. Celui-là obtempère à Dieu qui, étant enseigné de sa volonté, va où elle l’appelle. Or, où est-ce que Dieu nous enseigne sa volonté, sinon en sa parole? Pourtant, en tout ce que nous avons à faire, il nous faut contempler la volonté de Dieu telle qu’il l’a déclarée en icelle parole. Si nous faisons rien contre son précepte, ce n’est pas obéissance, mais transgression.8 »

L’on ne pouvait pas objecter à Calvin qu’il s’ôtait, tout au moins, le moyen de condamner les péchés commis par ignorance, mais dans une bonne intention, car il constate que l’intention bonne, même dans un acte louable en soi et chez un homme régénéré par l’Esprit de Dieu, ne l’est jamais d’une façon absolue.

« Que le serviteur de Dieu, dis-je, élise la meilleure œuvre qu’il pourra avoir faite en toute sa vie, quand il aura bien épluché toutes les parties d’icelle, il trouvera sans doute qu’elle sentira en quelque endroit la pourriture de sa chair, vu qu’il n’y a jamais en nous une telle disposition à bien faire qu’elle devrait être, mais il y a grande faiblesse pour nous retarder.9 »

Le manque d’intensité ou d’énergie, l’imperfection de l’intention bonne vicie toujours dans une mesure plus ou moins grande l’acte moral, et Calvin conclut qu’à la balance de la justice absolue, « il ne sort pas une seule œuvre des fidèles qui ne mérite juste loyer d’opprobre si on l’estime de soi10 ».

Les observations qui précèdent s’appliquent donc, toutes proportions gardées, aux péchés commis par surprise et même aux bonnes œuvres. Ceci explique comment Calvin, tout en déclarant le moindre péché digne de la réprobation éternelle de Dieu11, pouvait échapper au paradoxe des stoïciens, qui voulaient statuer une égalité impossible à admettre entre tous les péchés. Il a été loisible à Calvin de reconnaître des degrés dans la culpabilité. C’est ainsi qu’il affirma que la connaissance de la loi aggrave la responsabilité, en transformant l’intention vague et parfois à peine consciente de satisfaire un penchant mauvais, mais non reconnu comme tel, en une intention plus précise et partant plus coupable, car elle ajoute à la transgression spontanée un nouvel élément mauvais, celui de la révolte et du mépris de la loi; « il n’y a nul doute que d’autant plus la conscience est touchée de près par l’appréhension de son péché, l’iniquité croît quant et quant vu qu’avec la transgression lors est conjointe la rébellion à l’encontre du législateur12 ».

Mais, dira-t-on, la première objection ainsi réfutée la deuxième ne paraît que plus forte; si les actes mauvais sont répréhensibles, ils ne sont pas imputables à l’homme qui les commet, mais à Dieu qui les suggère. Il faut reconnaître que la théorie de Calvin entraîne une modification profonde dans la façon d’envisager le rôle de l’acte mauvais dans ses rapports avec la responsabilité. Mais cette modification est d’une nature toute différente de celle qu’on serait tenté de lui attribuer au premier abord. Au lieu d’anéantir la responsabilité, elle en déplace simplement le centre et donne au sentiment du remords plus de cohésion et d’unité. Celui qui voit dans le péché qu’il commet un acte isolé, libre, un commencement absolu, sans lien nécessaire dans son origine avec les tendances fondamentales du moi, est naturellement porté à faire peser tout le poids de la condamnation sur une abstraction, sur l’acte considéré en lui-même bien plus que sur le moi agissant dont le caractère n’est altéré que par un agent mystérieux, qui surgit subitement dans le moi, avec les motifs qui l’accompagnent sans le déterminer. Faisant reposer la responsabilité sur l’acte libre en tant que cause première, on peut même en arriver à se perdre de vue inconsciemment et à confondre la culpabilité du moi avec le nombre autant qu’avec la gravité des fautes commises, dont il faudra par suite tenir un registre exact.

Or, dans l’effort stérile, tenté pour faire cette statistique impossible, on finit par remplacer le sentiment profond de ses péchés ou plutôt du péché par une énumération mécanique ou formaliste d’actes extérieurs. La culpabilité n’apparaît plus que comme une poussière sans consistance d’actes isolés, au milieu de laquelle le moi passe, et qu’il secoue sans se sentir véritablement atteint dans les profondeurs de son être par le mal moral qui contamine et corrompt sa substance même sans qu’il s’en doute. Voilà pourquoi, dans un langage très dur, Calvin s’élève contre la loi que l’Église romaine impose aux pénitents de nombrer tous les péchés :

« Ayant détourné les pécheurs du vrai sentiment de leurs péchés, elle les fait hypocrites et ignorants de Dieu et d’eux-mêmes, car en s’occupant du tout au dénombrement de leurs péchés, cependant ils oublient le secret abîme de vices qu’ils ont au profond du cœur; leurs iniquités intérieures et ordures cachées par la connaissance de quoi principalement ils avaient à réputer leur misère.13 »

Il est bien évident que Calvin ne peut pas donner comme base de la responsabilité des actes spéciaux dont l’apparition dépend des directions de la providence. Aussi fait-il porter la responsabilité non sur l’acte, mais sur le caractère dont il émane et dont il est l’expression. Ce que nous avons dit dans notre première partie de la façon dont Calvin envisageait d’une part le péché originel et la concupiscence, et de l’autre l’action modératrice de Dieu sur l’âme humaine fera comprendre comment nos actes, tout en étant provoqués dans chaque cas par l’impulsion extérieure de Dieu, sont pourtant bien la traduction extérieure de notre caractère. Si selon les paroles déjà citées à propos du péché originel, « cette perversité n’est jamais oisive en nous, mais engendre continuellement nouveaux fruits […] tout ainsi qu’une fournaise ardente, sans cesse jette flambes et étincelles et une source jette son eau14 », l’action de Dieu n’aura pas pour effet d’imposer ou de suggérer du dehors à l’homme des actes dont il eût été incapable, mais seulement de ne les faire naître qu’en temps utile et dans des circonstances propices à l’exécution de ses sentences, au lieu de les laisser se produire sans règle ni mesure.

« Car qui est celui si insensé qui estime l’homme être poussé de Dieu, comme nous jetons une pierre? Certes, cela ne s’ensuit point de notre doctrine. Nous disons que c’est une faculté naturelle de l’homme d’approuver, rejeter, vouloir, ne point vouloir, s’efforcer, résister : à savoir d’approuver vanité, rejeter le vrai bien, vouloir le mal, ne vouloir point le bien, s’efforcer à péché, résister à droiture. Qu’est-ce que fait le Seigneur en cela? s’il veut user de la perversité de l’homme comme d’un instrument de son ire, il la tourne et dresse où bon lui semble afin d’exécuter ses œuvres justes et bonnes par mauvaises mains. Quand nous verrons donc un méchant homme ainsi servir à Dieu quand il veut complaire à sa méchanceté, le ferons-nous semblable à une pierre, laquelle est agitée par une impétuosité du dehors, sans aucun sien mouvement, ni sentiment, ni volonté? Nous voyons combien il y a de distance.15 »

Si donc, affirme Calvin avec juste raison, l’impie s’interroge lui-même, le témoignage de sa propre conscience le contraindra à avouer que la condamnation ne peut porter sur un autre que sur lui-même, puisque c’est en lui, au fond de son cœur, qu’il trouvera la source des actes mauvais qu’il commet; et l’action de Dieu qui fléchit à son gré la volonté mauvaise n’en diminue en rien la perversité.

Dieu ne crée pas le mal en nous; il le trouve, et le châtie par lui-même. Cette perversité volontaire, elle est nous-mêmes; on ne peut donc comparer, comme l’avait fait l’auteur des Calumniæ, l’acte mauvais qui en résulte avec la croissance inconsciente de la barbe. Il est par conséquent impossible de tirer aucune excuse pour soi ou de porter aucune accusation contre Dieu au nom de sa providence.

« Car quoi? Envelopperont-ils Dieu en une même iniquité avec eux? Ou bien couvriront-ils leur perversité par sa justice? Ils ne peuvent ni l’un ni l’autre et leur conscience les rédargue tellement qu’ils ne se peuvent purger. De taxer Dieu, ils ne le peuvent, vu qu’ils trouvent en eux tout le mal; en lui, rien, sinon un usage bon et légitime de leur malice. Néanmoins, il besogne par eux, dira quelqu’un. Et d’où vient la puanteur en une charogne après qu’elle est ouverte et pourrie? Chacun voit bien que cela vient des rais du soleil et toutefois personne ne dira qu’il pue. Ainsi, puisque la matière et faute du mal consiste en un mauvais homme, pourquoi Dieu en tirera-t-il quelque macule et ordure s’il en use selon sa volonté? Pourtant, chassons cette pétulance de chien laquelle peut bien aboyer de loin la justice de Dieu, mais ne la peut attoucher.16 »

Les péchés particuliers sont non la maladie elle-même, mais les symptômes de la maladie la plus grave et la plus dangereuse de toutes : du péché. Ce sont les fruits qui nous permettent de juger du triste état de l’arbre dont ils procèdent, et que la providence a manifesté au grand jour, puisque, nous l’avons vu, bien distincte de la grâce qui régénère, elle ne fait que modérer et diriger les mouvements désordonnés de la nature du méchant, sans y apporter de transformation intérieure17.

Dans ces conditions, l’examen détaillé de la vie dépouillé du caractère légaliste que lui avait imprimé le catholicisme, ne peut qu’être utile pour le développement du sentiment de la culpabilité. Pour mesurer la profondeur de notre corruption, il est bon de considérer les ravages qu’elle exerce dans les manifestations extérieures de notre activité.

« Il nous faut étudier d’exposer, d’autant qu’il est en nous, notre cœur devant Dieu : et non pas seulement de nous confesser pécheurs, mais pour nous réputer véritablement tels, reconnaître de toute notre cogitation combien est grande et diverse l’ordure de nos péchés de non pas seulement nous reconnaître immondes, mais de réputer quelle est notre immondicité, et combien grande et en combien de parties; de non pas seulement nous reconnaître detteurs, mais réputer de combien de dettes nous sommes chargés et oppressés; de non pas seulement nous reconnaître blessés, mais de combien et grièves et mortelles plaies nous sommes navrés.18 »

Néanmoins, ajoute Calvin,

« quand un pécheur se sera découvert à Dieu en telle connaissance, encore faut-il qu’il pense pour vrai et qu’en sincérité il juge que beaucoup de maux lui restent qu’il ne peut estimer : et que la profondité de sa misère est telle qu’il ne la saurait bien éplucher, ni en trouver la fin19 ».

Nos actes ne pouvant nous engager qu’en tant qu’ils révèlent l’état du moi, il n’y a plus de danger que nous dispersions notre jugement sur eux, sans nous frapper nous-mêmes. La condamnation tout entière tombe sur notre nature pervertie, sur notre caractère mauvais, qui se trouve convaincu d’être une source intarissable d’injustice et de transgressions, par le seul fait qu’il faut renoncer à supputer le nombre des actes mauvais qui en sortent. Comment, devant un pareil spectacle, esquiver le verdict de la conscience? Comment pourrais-je refuser d’endosser le blâme qui tombe avec justice sur des actes, qui ne sont autre chose que mon moi projeté au dehors? Et si je suis obligé de m’avouer que je suis l’incarnation vivante de l’abstraction que je condamne, en quoi le fait que cette abstraction s’est réalisée en moi, que le péché s’est incarné dans le pécheur et a pris corps en lui, en quoi ce fait diminue-t-il ce qu’il y a d’odieux dans le mal moral? Si je me confonds avec le mal, comment n’en porterais-je pas la condamnation?

Notes

1Inst., 1.18.1.

2Calumniæ cujusdam nebulonis, art. 4 et 11. Opp. Calv., vol. IX, p. 227 et 280

3Contre la secte des libertins. Chap. XIV, Opp. Calv., vol. VII, p. 189.

4Inst., 3.14.4.

5Inst., 2.2.25.

6Inst., 3.4.28.

7. Nous ajoutons ces deux mots à la traduction de 1560, parce que dans le texte latin, cette formule du dogme de la providence est dans la bouche des « phantastiques », et Calvin a déclaré qu’il tenait à ce qu’elle y restât. Responsio altera de Occult. Dei Prov. Opp. Calv., vol. IX, p. 301, art. 5 et 6.

8Inst., 1.17.5.

9Inst., 3.14.9.

10Ibidem.

11Inst., 3.4.28.

12Inst., 2.7.7.

13Inst., 3.4.18.

14Inst. 2.1.8.

15Inst., 2.5.14.

16Inst., 1.17.15.

17Inst., 2.2.16. Contre la secte des libertins, XIV, Opp. Calv., vol. VII, p. 287 et s.

18Inst., 3.4.18.

19Ibidem.