Essai d’une détermination des rapports entre l’Église et l’État d’après le calvinisme
Essai d’une détermination des rapports entre l’Église et l’État d’après le calvinisme
Le calvinisme n’est pas la tentative de justifier systématiquement et sans critique les solutions d’ordres divers apportées par Calvin aux problèmes pratiques que les circonstances lui ont posés. Il ne consiste pas à approuver toutes ses opinions personnelles en théologie systématique, en exégèse, en sociologie ou en politique.
Nous devons au génie de Calvin une synthèse théologique appuyée sur un principe externe : l’autorité de Dieu, parlant dans l’Écriture, norme et source de la doctrine chrétienne. Le principe interne d’interprétation de l’Écriture est celui de l’analogie de la foi. Ce principe consiste dans l’affirmation de la souveraineté exclusive de Dieu sur la créature ou de l’indépendance souveraine de Dieu à l’égard de la créature. L’application conséquente de ce double principe a eu pour résultat, en théologie, la conservation des trois symboles dits œcuméniques; l’approbation de la pensée générale d’Augustin sur le péché, la prédestination et la grâce; l’acceptation cordiale du sola fide de Luther, que Calvin subordonne au soli Deo gloria et qu’il libère des notions paralogiques du réformateur allemand sur les sacrements, telles que l’identification du signe sensible avec la réalité invisible.
Cette application conséquente, à la théologie, faite par Calvin, des principes que nous venons de formuler (avec les suites logiques qui découlent de ces principes dans tous les autres domaines de l’activité humaine : sciences, arts, sociologie, politique), voilà ce qu’est le calvinisme au sens où nous emploierons désormais ce terme.
Le calvinisme trouve son expression théologique authentique et dégagée des éléments accidentels et personnels dans le Catéchisme de Calvin, dans la Confession de La Rochelle et, en général, dans le corps des Confessions de foi réformées du 16e et du 17e siècles.
La théorie des rapports entre l’Église et l’État est dominée, dans le calvinisme, par le principe de la souveraineté de Dieu, par la doctrine du péché et par celle de la grâce commune.
Le principe de la souveraineté de Dieu, au sens calviniste, s’exprime dans les notions bibliques de domination ontologique de Dieu sur les créatures, de royaume de Dieu, réalité éthique et spirituelle, et de la royauté du Christ, tant sous son aspect dynamique que sous son aspect eschatologique et définitif.
Lorsque, dans l’Ancien Testament, Dieu est dit régner, et qu’il est appelé dans le Nouveau Testament Seigneur du ciel et de la terre, Roi du monde (ou des siècles), il s’agit de la domination souveraine de Dieu sur toute créature, en vertu de laquelle il dispose le cours des événements conformément à son décret. Dans ce sens, la volonté de Dieu est ce décret même, qui implique que Dieu permettra l’avènement de choses qui lui déplaisent en elles-mêmes, et qu’il ne veut pas, dans ce sens qu’il les interdit et les punit, par exemple l’abus de liberté commis par le pécheur. Sous cet aspect, le règne de Dieu est une réalité actuelle ontologique. Dans la terminologie dogmatique, il est préférable de parler de la domination souveraine de Dieu ou de la souveraineté absolue de Dieu. Et au lieu de dire que le monde est le royaume de Dieu, nous dirons qu’il est le domaine de la dépendance absolue.
Lorsque Jésus dit que le royaume de Dieu est une réalité présente au milieu de nous et qu’il faut rechercher avant tout, dans laquelle il faut entrer par la porte basse et étroite de la foi et de la charité, que l’on peut acquérir et posséder comme on ferait d’une perle de grand prix, il entend l’acceptation de sens de ce que Dieu aime et commande. Dans ce sens, le royaume de Dieu consiste en justice, une justice supérieure à celle des scribes et des pharisiens, en paix et en joie par le Saint-Esprit. Ici, le royaume de Dieu est une réalité qui progresse avec le nombre de ceux qui font la volonté du Père et qui transforment les milieux humains comme le levain fait de la pâte. C’est une réalité essentiellement spirituelle et morale, qui n’a rien de politique et où l’État n’a rien à faire (récit de la tentation).
Lorsque Jésus parle de son retour très immédiat par l’exercice de sa royauté (en tè basileia autou) de l’avènement presque immédiat de son royaume par manifestation de puissance (en dunamai), il emploie des termes qui suggèrent non une présence matérielle, mais une présence de puissance. Ici, le royaume de Dieu est une réalité dynamique, qui a commencé avec la résurrection, dont le centre et le point d’appui est l’Église universelle, visible, et qui se réalise dans le monde par la lutte du Christ régnant dans le ciel, et combattant sur la terre par sa Parole et son Esprit. Elle subit des alternatives de progrès et de recul. L’ennemi sème l’ivraie au milieu du bon grain et il en sera ainsi jusqu’à la parousie. Jésus n’enseigne pas le progrès autonome du genre humain, mais demande s’il trouvera la foi sur la terre, à sa parousie. Calvin et le calvinisme classique ne sont pas non plus optimistes. Une irruption du surnaturel sensible leur paraît nécessaire pour assurer la victoire du Christ-Roi. Celui-ci, en effet, ne règne pas comme deuxième personne de la Trinité, mais comme médiateur. Il doit donc lutter pour vaincre, dans l’exercice actuel de sa royauté.
Quand Jésus parle de son avènement, accompagné de puissance (meta dunameôn et non plus en dunamei), il annonce sa parousie et le jugement dernier. C’est cet avènement que l’Église a en vue quand elle confesse, dans les symboles œcuméniques : « Il viendra de là (du ciel, de la droite de Dieu) pour juger les vivants et les morts. » Après la résurrection, tant des justes que des injustes, nous attendons un ciel nouveau et une terre nouvelle, où la justice habitera. Le calvinisme classique, avec l’Écriture, croit ainsi à la palingénésie, à la restauration messianique de la création renouvelée. Là, il n’y a plus d’État, de règne de la force et du glaive, mais seulement l’autorité de Dieu qui sera tout en tous. Dans ce sens, le royaume de Dieu, remis par le Christ à Dieu, est une réalité physique eschatologique, encore à venir, et nul autre que le Père ne connaît le jour et l’heure où elle sera manifestée.
Dans la pensée créatrice, l’ordre naturel impliquait le développement harmonieux de l’humanité, dans la justice, la paix et la joie, par le Saint-Esprit.
Le péché est une corruption totale de la nature humaine telle que l’avait conçue la pensée créatrice. Il résulte d’une faute de la créature et d’un abus coupable de la liberté. Néanmoins, il n’aurait pu se produire si Dieu n’avait jugé bon d’en introduire l’avènement dans la trame de ses décrets, pour faire surabonder sa grâce.
Le péché est une force de désordre et de destruction, telle que, par lui, l’ordre naturel de la création était anéanti et l’humanité conduite à un niveau inférieur à celui des animaux si une action commune de la grâce n’intervenait pour maintenir le monde dans un état où la puissance de l’Évangile puisse s’exercer dans un sens éthique et spirituel. Cette action de la grâce qui maintient chez l’homme la raison, un certain sens moral, religieux et esthétique, ainsi que l’instinct social, est la grâce commune (commune tant aux fidèles qu’aux infidèles).
Ces facultés spirituelles et sociales sont les restes de l’ordre naturel de création. Elles peuvent donc être dites naturelles bien que leur conservation et leur développement soient surnaturels.
Par droit de création, le Dieu très bon et très saint a autorité de donner sa loi morale à toute créature intelligente. Celle-ci qui est de lui, par lui, et pour lui, lui doit une obéissance absolue.
Toute autorité légitime d’un homme sur un autre homme vient de Dieu et est déléguée par lui. Cette délégation peut être inscrite dans la notion des choses (autorité des parents sur les enfants, autorité et prestige personnels, compétence) soit dans la loi positive de Dieu (respect dus aux parents et aux autorités).
La vie sociale, dans ses diverses manifestations et dans ses sphères d’activité, a été voulue de Dieu, avant la chute; et, si le péché n’était intervenu, elle se serait développée, harmonieusement, sous la seule autorité morale de la hiérarchie que suppose toute sphère d’action sociale.
Le commandement donné à l’homme de multiplier et de peupler la terre, de la dominer et de s’assujettir tous les êtres qu’elle contient suppose que les diverses sphères sociales, commerce, industrie, corporations, sont organiquement inhérentes à la nature humaine, telle que Dieu l’avait conçue en dehors du péché. Ces relations ont été vraisemblablement modifiées par le péché. Mais telles quelles, elles expriment encore une intention inviolable du Créateur. Les libertés qu’elles impliquent sont donc sous la sauvegarde du commandement divin primitif et ne peuvent être violées sans un sacrilège attentatoire à la majesté divine.
Nous entendons par l’État, toute institution disposant souverainement (après Dieu) de la force armée, du droit de justice sur un groupement social, dans un territoire déterminé.
L’État n’est pas lié organiquement à la nature humaine, dans l’intention créatrice de Dieu. C’est un expédient destiné à porter remède au désordre qui s’est introduit dans le corps social et dans ses sphères d’activité. Il est nécessaire à la nature corrompue de l’homme; il est voulu de Dieu pour faire respecter sa loi première par les divers corps sociaux, pour les empêcher d’empiéter sur leurs droits réciproques, pour arbitrer leurs conflits, au besoin par la force.
La forme du gouvernement (monarchie, république, oligarchie, etc.) est théologiquement indifférente. Mais, étant donné la corruption du cœur humain, la société ou les divers corps sociaux tendent à secouer le joug de l’État, même quand il est juste, bienveillant et sage (anarchisme); d’autre part, l’État trop fort tend à empiéter sur les franchises des groupes sociaux, qu’il a pour mission de défendre (étatisme, totalitarisme). Le principe calviniste tend donc naturellement à préconiser la création d’une constitution élaborée entre les représentants de l’État et ceux des groupes sociaux, pour définir les limites des droits des parties, et interprétée par une Cour suprême qui dira le droit, en dernier ressort.
Si l’État tente de violer le droit social et constitutionnel fondamental, les citoyens, à l’appel des magistrats, impérieux gardiens des franchises sociales, sont légitimement fondés à résister par la force aux empiètements de l’État.
Les fidèles sont obligés en conscience d’obéir aux lois de l’État et de s’acquitter des impôts et corvées, même si cet état est religieusement neutre, infidèle ou hérétique. Mais il doit veiller à ce que l’autorité de Dieu demeure intacte; dans le cas contraire, les particuliers doivent endurer patiemment la persécution. Si pourtant la liberté religieuse est constitutionnellement garantie, ils peuvent, comme citoyens, résister par la force, à l’appel des magistrats.
De leur côté, les autorités sont moralement obligées, comme tous les groupements humains, d’obéir à Dieu et à sa Parole. Elles doivent la connaître, l’étudier et se régler sur les principes qu’elle pose, dans la mesure où la « dureté du cœur » des ressortissants le permettra. Un État normal sera donc chrétien et protestant.
Un État chrétien et protestant doit s’efforcer de faire passer, dans les institutions, l’esprit et les principes de l’Évangile, sans jamais léser la liberté de conscience et de profession extérieure des dissidents. Dieu seul, en effet, est maître des consciences. D’autre part, l’État qui incarne la force matérielle et qui n’existe qu’en vue de l’ordre social ne peut réprimer les péchés (tant ceux contre la première table de la loi divine que ceux qui sont contre la seconde table) que si ces péchés sont des délits ou des crimes sociaux, menaçant d’oppression les libertés et les droits des fidèles. La profession extérieure de l’erreur n’est certainement pas, à elle seule, un attentat à la liberté des fidèles. Enfin, la foi est un don de la grâce souveraine de Dieu, accordé à ceux qui y sont prédestinés. Les moyens de grâce sont la Parole de Dieu et les sacrements. La force n’est pas un moyen de grâce sanctionné par l’Évangile. Les principes du calvinisme — malgré ce qu’en pensait Calvin lui-même — s’opposent donc à l’emploi de la force pour amener les errants à renoncer à la profession extérieure que leur conscience mal informée leur impose (Confession du Brandebourg).
Mais un État chrétien et protestant, exerçant son autorité sur un peuple chrétien et protestant, a le devoir de promouvoir la pure religion et de faciliter l’existence matérielle de l’Église (subsides et fondations). Il peut provoquer la réunion de synodes, ou de conciles, au cas où une partie du clergé tenterait de tyranniser le peuple chrétien en lui imposant des enseignements ou des pratiques jugés contraires à l’Évangile, ou bien si une partie du peuple essayait de léser les droits de ministres fidèles.
Toute Église particulière, visible, est membre de l’Église visible universelle. Elle doit enseigner la doctrine, et célébrer les sacrements, et exercer la discipline, conformément à la Parole de Dieu. Une Église visible fidèle est une société qui se reconnaît à ces marques. Elle est composée de ceux qui font profession de se soumettre à la Parole de Dieu, et des enfants que Dieu leur accorde.
L’Église visible universelle est composée de toutes les Églises chrétiennes particulières. L’Église visible universelle est d’institution divine, sous l’autorité de son Roi, Jésus-Christ et de la Parole divine, avec l’assistance du Saint-Esprit, par l’organe de ses représentants (chaque Église particulière juge en toute souveraineté des différends et des controverses théologiques et elle dit ce qu’elle reconnaît comme conforme à l’Écriture).
L’État ne peut s’ingérer dans la formulation de dogmes ni dans la rédaction des liturgies. Il peut seulement, en cas de désordres organiques dans l’Église, réunir des cours ecclésiastiques qui prononceront en dernier ressort. L’Église ne peut imposer ses décisions dogmatiques à l’État chrétien et protestant. Les autorités, comme d’ailleurs les individus, doivent librement étudier et interpréter les Écritures, sous leur responsabilité.
Les principes du calvinisme n’excluent pas la possibilité pour l’Église de recevoir une aide financière de l’État. Ils n’imposent pas à l’État chrétien et protestant cette aide en toutes circonstances.
L’Église est libre, sous l’autorité de Dieu, dans sa fonction qui est d’amener les hommes à promouvoir le règne de Dieu sur la terre, en obéissant à sa loi de justice et d’amour. Sa mission est d’enseigner l’Évangile et d’exercer les œuvres de mission et de relèvement.
L’État est libre, sous l’autorité de Dieu, dans sa fonction qui est de maintenir ou de rétablir les libertés ou les droits de chacun. Sa mission est de mettre la force au service du droit et de la justice, dans le domaine social et politique.
L’Église doit reconnaître cette mission, conférée à l’État, par la grâce commune, même si cet État est neutre, hérétique ou infidèle, tant que le droit et l’empire souverains de Dieu demeurent dans leur intégrité. Elle doit notamment reconnaître à l’État le droit de juridiction sur l’activité privée ou politique de ses ministres, dès que l’ordre public est intéressé.
D’autre part, l’État ne peut mettre obstacle à l’élection, à l’institution et à l’activité des ministres de l’Église qu’au cas où la personne d’un ministre aurait violé les lois organiques de l’Église ou serait coupable de délits ou de crimes de droit commun ou de haute trahison.
En cas de violation de la loi organique de l’Église (dogme et discipline)1, l’État a le devoir de prêter main-forte à la partie lésée.
Note
1. Par une personne ou un groupe s’arrogeant abusivement la possession des temples ou l’autorité, par exemple. Dans l’histoire, même récente, de l’Église protestante, il est arrivé plusieurs fois que la justice civile ait été appelée a protéger son droit. (Note de l’éditeur).