On a perdu le péché originel
On a perdu le péché originel
C’est dans une vieille chronique parue dans un journal quotidien que je retrouve les lignes suivantes d’André Chamson, de l’Académie française, et que je vous livre avec son titre : On a perdu le péché originel.
« On l’a perdu comme un portefeuille, un paquet ou une paire de gants. Les théologiens de métier ne semblent pas s’en être aperçus. Aucun d’eux, qu’il soit catholique ou protestant, n’a fait jusqu’ici de déclaration de perte, comme il convient de le faire pour un sac ou un parapluie. Il n’en reste pas moins que cette idée, cette doctrine, cette conception, ce dogme (on peut bien voir ici, à mes hésitations de langage, que je ne suis pas, moi-même, théologien!) s’est volatilisé, jusqu’à disparaître complètement de nos esprits.
Bien que ce que j’aurai l’audace d’appeler ici ma “pensée” ait été fondamentalement étayé pendant toute ma jeunesse par l’idée du péché originel, et que cette idée m’ait habité pendant tout le cours de la vie, je prendrais pour ma part assez facilement mon parti de cette disparition, si c’était vraiment une disparition et si les résidus de cette idée ne traînaient pas encore dans nos esprits, en état de décomposition avancée, et n’empoisonnaient pas de leur présence méphitique toute notre vie spirituelle. S’il n’y a plus de péché originel, c’est-à-dire de participation de l’humanité tout entière à ce qu’il faut bien appeler “le mal”, il y a maintenant en revanche l’innocence du coupable et la culpabilité de l’innocent. Pour me faire mieux comprendre, et d’une façon plus concrète, je veux rapporter ici une histoire qui s’est passée il y a peu dans un pays voisin où des amis me l’ont racontée.
Une femme de trente-cinq ans, mère de famille irréprochable, comme on dit, aimée de tous ceux qui la connaissent, est assassinée à la tombée de la nuit, entre chien et loup, dans une ville pas assez grande pour qu’un crime n’y reste pas sans écho. Elle a reçu une quinzaine de coups de couteau. L’assassin reste introuvable. L’opinion publique entonne un chant funèbre : pauvre victime innocente! Pauvres orphelins! Dans quels temps vivons-nous pour que des choses pareilles soient possibles!
Mais voici qu’on découvre l’assassin. Il a quinze ans. Il a tué sans raison. En état d’ivresse. C’est un garçon semblable à des milliers d’autres garçons. En quelques heures, le ton change. Que dit-on? Ce que nous entendons presque tous les jours, à longueur d’année depuis quatre ans. Écoutons : pauvre garçon! Faut-il que notre société soit coupable! Comment un malheureux jeune homme comme celui-ci a-t-il pu être conduit à faire une chose pareille? C’est notre société qui porte le poids de ce crime! C’est trop peu dire; chacun de nous a sa responsabilité dans cette affaire. Chacun de nous est complice!
Dans ce concert, le souvenir de la victime disparaît. On ne parle plus de la mère de famille pour s’attendrir sur le garçon qui l’assassina. Le poids de la faute bascule et retombe sur nous, sur vous, sur moi et peut-être même sur elle. Ce transfert est un des grands tours de passe-passe du monde dans lequel il nous faut vivre. Qui n’a pas eu l’occasion de voir, dans la vie, ou sur le petit écran qui reflète et résume toutes les situations imaginables, le voleur narguant le volé et le meurtrier, ou la meurtrière, accablant de son mépris le plus indulgent et le plus compréhensif des juges? Quant à moi, je me sentirais moins coupable si je pouvais retrouver le péché originel. »
André Chamson, mon coreligionnaire académicien dont je viens de lire la chronique, nourri comme il l’a été de révélation biblique, sait, lui, que sans la reconnaissance de la faute il n’existe pas de pardon évangélique. Je le remercie de l’avoir dit avec lucidité et courage, en dehors de nos chapelles hermétiquement closes, à nos contemporains qui ont délibérément égaré la notion non seulement du péché originel, mais encore de la faute tout court.
Sommes-nous des attardés et des régressifs, nous, qui nous donnons la peine de le rappeler dans notre exposé d’aujourd’hui? Qu’il soit clair en tout cas que notre plus grand souci n’est pas, poussés par une « mentalité archaïque », de rappeler simplement cette dure réalité, mais de trouver la solution. Car l’unique problème, le problème majeur dont souffrent individus et sociétés, cultures comme nations, est celui de la faute, et celle-ci a une bien longue histoire.
Dans un vieux catéchisme qui a formé ma piété personnelle et qui a fondé toute ma théologie biblique, je lis dès la première page la question suivante :
« Combien de choses t’est-il nécessaire de connaître afin que tu profites de la consolation d’appartenir à Jésus-Christ et que tu vives dans ce bonheur? Trois, dit la réponse, et d’abord combien grands sont mes péchés et mes misères spirituels. »
C’est à cette première réponse que je m’arrêterai.
La révélation chrétienne, l’unique terrain sûr et solide sur lequel se fonde la connaissance nécessaire sur nous-mêmes et qui éclaire nos misères, commence par le récit de l’histoire humaine, par le procès-verbal de la faute originelle. Une fois celle-ci consommée, elle fut suivie par le premier fratricide, le frère aîné tuant son cadet. Plus loin, le prophète Ésaïe, dont le livre passe à juste titre pour être l’Évangile de l’Ancien Testament, décrit avec une précision, une rigueur et une honnêteté accablantes, et aussi avec une poignante douleur, l’imbécillité de l’homme pécheur, qui se comporte avec moins d’intelligence que le bœuf ou l’âne. Ouvrez aussi les pages du Nouveau Testament pour les consulter, vous lirez, vous entendrez presque les rudes avertissements du Baptiste, appelant grands et petits, pauvres et riches, à la repentance.
Son langage ne laisse pas les consciences insensibles, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les foules accourent pour l’écouter. Même le lâche roitelet Hérode Antipas adultère, mais torturé par le remords, le respecte, bien qu’il finira par faire tuer le prophète afin d’offrir sa tête pour récompenser la danse sensuelle et immorale d’une jeune garce.
Saint Paul, le grand apôtre du christianisme, n’a pas d’autre message. Dès les premières lignes de sa célèbre lettre aux Romains, il expose l’universalité du mal, du péché, avec les couleurs les plus sombres, sans faire preuve de partialité en faveur de qui que ce soit. Civilisés et barbares, Juifs religieux comme Grecs païens, ils sont tous inexcusables.
Même l’auteur de la lettre de Jean, cet apôtre Jean appelé « l’apôtre de l’amour », a des propos surprenants.
« Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous trompons, et la vérité n’est pas en nous. […] Si nous disons que nous n’avons pas commis de péché, nous nous faisons menteurs » (1 Jn 1:8-10).
Ainsi, l’idée chrétienne de la condition de l’homme apparaît réaliste et peu flatteuse. Elle est enracinée dans le cœur même de la révélation biblique, et à la suite des prophètes et des apôtres, de saint Augustin et des réformateurs, Calvin et Luther, ou encore avec notre contemporain André Chamson, nous n’hésiterons pas à déclarer à la fois la vérité historique du péché originel et l’universalité accablante de la faute. Sans une telle connaissance et sans sa reconnaissance, il n’y a pas de foi chrétienne crédible ni digne de foi.
Certes, cette idée, ce dogme, n’accueillera pas le suffrage universel. Elle le sera moins encore que l’idée d’un Jésus historique! Elle soulèvera une opposition farouche de la part de l’humanisme athée, et surtout dans les cercles d’infaillibles psychologues et sociologues qui nous parlent à présent ex cathedra. Tentons une paraphrase imaginaire de leurs propos :
« Avez-vous ces temps derniers pensé au péché? Avez-vous rencontré des gens pécheurs? Inutile! Ne perdez pas votre précieux temps, car ils n’existent pas. Le péché a disparu, sauf dans les vieux dictionnaires… Écoutez plutôt la voix du bon sens : vous enlevez la femme d’un autre mari ou vous subtilisez le mari de votre meilleure amie et vous couchez ensemble? Quel mal y a-t-il donc? C’est tout juste si on peut vous reprocher de donner quelques faibles signes de certains problèmes non résolus… Ne soyez surtout pas accablé par votre immaturité psychologique (ou psychique). Votre paie de la semaine a-t-elle été engloutie dans la boisson? Vous rentrez à minuit, saoul, et il vous advient parfois de maltraiter et même de battre — sans aucune méchanceté bien sûr — votre femme et toute votre progéniture? Passez-vous votre mauvaise humeur sur votre cabot en le bourrant de coups de pied? Voyons, qu’est-ce qu’il a de si grave dans tout cela? Faut-il vous laisser écraser par le sentiment de culpabilité d’une faute morale? Sans doute êtes-vous un peu malade, voire maladroit, mais de là à vous déprécier et à vous tenir pour pécheur! Seriez-vous donc encore au fin fond du Moyen Âge? Ou encore dans l’abominable ère victorienne? »
Êtes-vous intoxiqué par le mensonge? « Mon ami, sachez que cela s’explique par un terrible traumatisme subi lors de votre première enfance, le jour où on vous avait enfermé dans cette pièce obscure et que vous y aviez eu une peur bleue. Depuis, vous vous débrouillez comme tout un chacun. Vous allez même parfaitement réussir dans la vie, à coup de mensonges, car la vérité ne paie pas, c’est bien connu… »
Vous est-il arrivé de tricher? « Mon ami, un peu d’esprit pratique, voyons! Où en serions-nous si nous ne pouvions pas nous débrouiller un peu dans la vie. D’ailleurs, regardez autour de vous, tout le monde en fait autant! L’employeur triche avec son employé, et ce dernier rend la monnaie de sa pièce à son patron chaque fois que l’occasion se présente… Les syndicats font feu de tout bois pour abattre les patrons, et les patrons exploitent les syndicalistes s’ils en ont la possibilité. Le contribuable arrondit ses fins de mois en omettant de déclarer au fisc les revenus de son travail “au noir” et la perception, elle, tond le contribuable comme un mouton… Et puis, il y a encore nos politiciens. Regardez-les! Même au sein de leur propre parti, lequel d’entre eux n’a jamais “promené en bateau” ses partisans et fait couler au fond du marécage celui de son meilleur ami-adversaire? »
On dit que cela « est la vie »… Tous les actes répréhensibles sont justifiés lorsqu’on a décidé de nager ou de surnager dans cette incroyable déliquescence qui est la marque dominante de notre temps… D’autant plus que les prétextes ne manquent pas pour la justifier et qu’il est toujours plus facile d’accuser la société, récriminer contre sa famille et transférer la faute sur le compte de parents « pudibonds » et « archaïques », ou encore manger du curé et du pasteur, tous ces exécrables qui ont fait de vous un « refoulé », que de prendre ses responsabilités…
J.-J. Rousseau, qui a réussi à catéchiser avec tant de succès une partie de notre génération, a surtout réussi… à faire naître une génération d’irresponsables. Cette cohorte d’explicateurs psycho-socio-juristico-pédagogiques, dont le métier est de « déculpabiliser » tous azimuts chaque crime et chaque criminel et de nous les renvoyer innocentés et blanchis, comme étant uniquement les victimes d’une société sans cœur, nie bien entendu la réalité de la faute.
Oui, les criminels et les exploiteurs sont présentés comme des victimes, les obsédés sexuels uniquement comme des innocents ne jouissant pas d’une santé normale, les avorteurs, les violeurs, les homosexuels et les pédophiles comme des incompris… La faute est à la société; à moi qui vous parle, à vous qui m’écoutez… Le péché originel qui corrompt et abâtardit, ça n’existe pas, ou plus.
Mais en niant la réalité du mal dans le cœur de l’homme et, par là, la nécessité du pardon offert par Dieu à ceux qui se repentent, on nie en même temps la possibilité d’une restauration véritable.
Ce qui me surprend, et là j’emploie un terme très respectable, c’est qu’il y ait des pasteurs et autres clercs théologiens qui font chorus avec les irresponsables et se rendent chez Rousseau pour apprendre de lui ce qu’est la nature et la vocation de l’homme.
Pourtant, l’Évangile, lui, ne fait pas l’économie du péché, même pas de celui des origines. Mais il offre aussi la solution. Sans la reconnaissance de la faute et sans la repentance, il n’y a pas de pardon qui relève et qui renouvelle. Sans l’aveu du mal commis, il n’y aura pas de participation à la grâce libératrice. Certes, il existe même des non-chrétiens qui, à notre époque et de manière inattendue, crient leur révolte à cause du mal. Ils dénoncent le péché à la racine de tout mal. Lorsque les fils d’Abraham se taisent, ce sont « les pierres » qui témoignent, pour reprendre la forte image employée par Jésus… Le péché existe, à moins que la grâce de la croix du Fils de Dieu ne le prenne en charge et nous en délivre. La grâce de la croix est opérante, et ceci dès les premières années de notre vie. Dès notre enfance, nous pouvons apprécier le pardon que Dieu a prononcé sur notre péché et nous confier en l’Évangile, qui nous annonce le pouvoir destructeur de la croix sur le péché originel ainsi que son pouvoir restaurateur pour celui qui croit.